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Ferré et celle de Raoul Rigault étaient sans doute occupées à d’autres soucis. On était silencieux ; dans les salles communes, on parlait à voix basse ; nul bruit dans les cellules ; les surveillans, inquiets, mais résolus, se promenaient dans les couloirs. Parfois un greffier sortait, allait jusque sur le quai de l’Horloge, prêtait l’oreille et entendait la fusillade encore éloignée. Il revenait, on lui disait : — Eh bien ? — il répondait : — On se bat toujours, — et tout rentrait dans cette sorte d’apaisement troublé qui précède les grands périls. Lorsque la nuit vint, les détenus des salles communes, qui machinalement regardaient par les fenêtres découvrant un coin du ciel, aperçurent des lueurs sanglantes que les nuages semblaient emporter dans leur course ; ils crièrent : « Paris brûle ! Paris brûle ! » On se tassait auprès des croisées pour mieux voir ; des surveillans, des greffiers allèrent jusque sur le Pont-Neuf et furent terrifiés du spectacle horrible qui les aveuglait. La Seine, comme un fleuve de pourpre, coulait entre deux brasiers formidables : à droite les tuileries, dont la coupole venait de sauter, étaient en flammes ; à gauche le palais de la Légion-d’Honneur, la Cour des comptes, la Caisse des dépôts et consignations, la rue de Lille, la rue du Bac, brûIaient. Place Dauphine, rue de Harlay-du-Palais, sur les trottoirs, sur le terre-plein du Pont-Neuf, des fédérés dormaient, couchés pêle-mêle. Au milieu des ténèbres éclairées par l’incendie, la bataille se reposait ; de ci, de là un coup de fusil tiré par quelque sentinelle avancée troublait seul le silence de la nuit, où l’on entendait le murmure des grandes flammes agitées par le vent d’est.

Dès la première aube du mercredi 24 mai, la canonnade recommença. L’île de la Cité était entourée d’un vaste demi-cercle de combats ; malheureusement les deux bras de la Seine la protégeaient et lui faisaient un rempart que l’armée régulière fut lente à franchir. Celle-ci avançait péniblement, mais avec sûreté ; à droite, elle dépasse le Louvre, le Palais-Royal, la Banque, s’arrête devant la résistance de la pointe Sainte-Eustache, mais gagne du terrain vers le square Montholon, le boulevard Ornano et la gare du Nord ; à gauche elle file par les rues d’Assas et de Notre-Dame-des-Champs ; elle touche ; au Val-de-Grâce et menace le Panthéon. Le grand mouvement concentrique se dessine nettement ; le pivot des opérations est la butte Montmartre, ce fameux mont Aventin, qui la veille a été fort lestement enlevée vers une heure de l’après-midi. La fatalité avec laquelle fut occupée cette forteresse réellement redoutable eut, peut-être, pour principale cause les négociations que George Veysset avait si activement dirigées. L’heure de ce malheureux était venue, il allait périr victime de son dévoûment à la cause dont il avait préparé le triomphe.

À huit heures du matin, Théophile Ferré, conduisant un peloton