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dont l’intensité s’ignorait peut-être elle-même. Il le nomma colonel d’emblée, mais le chargea d’une mission qui devait le tenir éloigné des opérations militaires proprement dites. Louis Rossel se crut méconnu et fut pris de haine pour les gouvernemens, réguliers ou non, qui dédaignaient les capacités extraordinaires qu’il s’attribuait ; être colonel du génie à vingt-cinq ans ne lui suffisait pas. Son mépris hautain apparaît dans les notes qu’il envoie à la délégation de Tours : « J’ai vu des préfets assez variés et des généraux assez uniformes ; les préfets tous avocats, les généraux tous empaillés. » Le 19 mars 1871, il était au camp de Nevers ; il expédie sa démission au ministre de la guerre et accourt à Paris se mettre aux ordres du comité central ; on ne le connaît guère, et cependant il obtient à l’élection le grade de chef de la 17e légion. Il fut incarcéré, comme nous venons de le dire, mais cela ne nuisit pas à sa fortune, puisque le 13 avril il est nommé chef d’état-major au ministère de la guerre. Servir sous Cluseret dut lui paraître humiliant, car il ne professait pour les talens de celui-ci qu’une estime fort médiocre.

Rossel se croyait doué de facultés militaires de premier ordre ; or il était tout, excepté soldat. Il eût pu être un écrivain spécial comme Jomini, un géomètre, un mathématicien, un savant, mais il n’aurait jamais pu être un homme d’action ; hésitant et troublé devant le fait brutal, il était incapable de mener à bonne fin une opération de guerre. Deux fois il s’essaya sous Paris contre les troupes de Versailles, et deux fois il fut sans initiative, sans énergie et presque ridicule. Les combinaisons plaisaient à son esprit, qui s’en repaissait ; il rêvait et n’agissait pas. Cela ne l’empêchait guère d’aspirer aux destinées les plus hautes ; dans ses visions, il avait aperçu le profil du général Bonaparte, il avait entendu le hail des sorcières de Macbeth. Il croyait ingénument que le troupeau humain était fait pour lui obéir et s’estimait de force à le commander. Il s’était composé une attitude qu’il ne démentit jamais en public ; dur et hautain avec ses inférieurs, dédaigneux avec ses supérieurs, il s’appliquait à’ écrire des lettres publiques insolentes, concises, où les lettrés sentent une recherche d’imitation qui n’est pas de bon aloi. C’est un homme de bronze, disait-on alors. C’était un homme oscillant, timide, mécontent des autres, mécontent de lui-même, et qui s’ouvrait parfois dans des épanchemens intimes dont toute trace n’est pas perdue. La lettre suivante fait foi de l’état de cette âme troublée : « Ministère de la guerre. Mes bien-aimés, je suis horriblement fatigué de tout cela, vous n’en serez point étonnés. Aussitôt une révolution faite, un groupe d’incapables s’en empare, chacun demande des fonctions ; on a de la sorte un gouvernement