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se trouvait enfermée dans Paris, ayant à supporter le second siège comme elle avait supporté le premier, et, dans cette crise nouvelle, — je ne craindrai pas de soulever le voile, je ne serai que juste, — Buloz trouvait un lieutenant dévoué et hardi dans Mme Buloz, qui était restée à Paris. En femme courageuse, Mme Buloz gardait tout son calme, elle appelait à son aide les amis, les collaborateurs qui étaient présens ; elle allait sans s’émouvoir, bravant les mésaventures, de Paris à Versailles. Elle ne craignait rien. Il s’était établi entre les deux villes un certain service qui maintenait une intelligence permanente, qui permettait de continuer la publication, et, chose étrange, la Revue semblait d’abord avoir échappé à l’attention des maîtres de Paris. Cela ne pouvait durer. La Revue se voyait bientôt menacée de visites inquiétantes que Mme Buloz attendait sans trouble. M. Emile Beaussire, l’auteur d’un courageux article sur les événemens du jour, le Procès entre Paris et la province, était brusquement emprisonné, et d’autres, à commencer par le directeur, auraient été certainement arrêtés, s’ils s’étaient trouvés là. Bref, les diplomates de l’Hôtel de ville finissaient par juger que la Revue pourrait nuire à leur considération en Europe, et l’un d’eux le disait dans le langage diplomatique du moment : « Nous ne voulons pas être pris pour des fripouilles ! » Aux approches de la catastrophe, le lendemain du 15 mai, la Revue recevait à son tour son arrêt de suppression ; mais il était trop tard. Avant la fin du mois, la commune avait disparu dans le sang et dans l’incendie ; elle avait passé comme un mauvais rêve, et la Revue, qui n’avait jamais manqué depuis quarante ans, échappait encore une fois à la chance de ne pas paraître, à l’heure fixe, le 1er juin 1871 ! Elle pouvait désormais reprendre ses travaux.

Tant de crises successives, douloureuses, n’avaient pu cependant qu’ébranler profondément François Buloz ; elles l’avaient d’autant plus éprouvé que depuis 1869 réellement il avait commencé à se sentir frappé dans tout son être. À cette époque, il avait reçu un coup terrible en perdant un de ses fils, Louis Buloz, jeune homme intelligent, appliqué et dévoué, dont il faisait déjà un compagnon de travail et qui était son espérance. Il avait, il est vrai, un autre fils sur qui il avait le droit de compter, qui devait naturellement recueillir l’héritage de la direction de la Revue ; le coup n’avait pas été moins rude pour le père. Depuis ce jour, il avait chancelé. La guerre de 1870, l’invasion, le siège, le démembrement, la commune éclatant sur ces entrefaites, l’avaient achevé. Il avait l’esprit inquiet et agité, le travail lui devenait pénible. Il ne trouvait quelque soulagement, quelque repos, qu’en allant dans son pays natal, en Savoie, sur une terre qu’il avait acquise depuis 1859. Il y allait