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qui était en province pendant le siège, me disait : « Je ne vous cache pas que de loin, même à la Revue vous nous paraissiez tous un peu fous. » Il n’y avait du moins dans une telle folie rien que de généreux en ce temps-là. Buloz, en ressentant ardemment tout ce qui se passait, avait nécessairement la première part de bien des difficultés qu’il ne pouvait vaincre qu’à force de volonté et d’industrie, en s’épuisant à la tâche que pour le coup il aurait pu appeler « impossible. » Sans lui, sans son obstination, on aurait été plus d’une fois exposé à s’arrêter, la publication aurait peut-être risqué d’être interrompue par les mille embarras de tous les jours, et c’eût été dommage : il fallait que Paris assiégé, affamé, bombardé offrît jusqu’au bout le spectacle de la première ville du monde, déployant avec ses appareils militaires toutes ses forces morales. La Revue n’était pas seule sans doute ; elle représentait à sa manière et non sans une certaine autorité assez reconnue la complicité de l’esprit dans la défense. Buloz se faisait un point d’honneur de tenir jusqu’à la dernière heure, et il y réussissait ; mais tout était épuisé. Au moment de la capitulation on avait atteint l’extrême limite des ressources, il ne restait plus rien, ni papiers ni moyens matériels d’alimenter l’imprimerie. Un mois de plus, on ne pouvait pas paraître, et directeur, collaborateurs, se sentaient, eux aussi, à bout de forces.

Ce n’était cependant encore que la moitié de l’épreuve, la première étape douloureuse. Au lendemain du siège, il y avait à s’occuper de tout reconstituer, de remettre tout en mouvement. Il fallait attendre le dénoûment, la paix qui était désormais inévitable, les premières résolutions de l’assemblée réunie à Bordeaux, l’issue des négociations dont M. Thiers se trouvait bientôt chargé. Il fallait surtout laisser passer la crise de l’occupation prussienne avant de sortir de la fournaise où nous avions vécu pendant cinq mois, avant d’aller respirer un peu d’air libre et fortifiant.

Alors seulement, dès le lendemain du 15 mars, on pouvait quitter Paris. Buloz avait besoin de s’absenter, je partais de mon côté pour le midi, d’autres partaient aussi, lorsque tout à coup, derrière nous, éclatait l’insurrection du 18 mars ! La commune nous trouvait séparés et dispersés, les uns à Paris, les autres en province. Avant qu’on pût se reconnaître, la tempête s’était déchaînée dans toute sa fureur, et ce n’est qu’après quelques jours qu’on pouvait se rejoindre à Versailles avec le gouvernement, avec l’assemblée. Les difficultés auraient été peut-être moins grandes qu’au mois de septembre 1870 pour transporter la Revue à Versailles, elles étaient pourtant encore assez sérieuses, et les événemens marchaient d’ailleurs si vite qu’ils devançaient toutes les délibérations, la Revue