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allait plus loin, au risque de recevoir les éclaboussures de ses propres coups d’autorité : témoin cette petite aventure probablement assez peu connue. Un jour de l’automne de 1861, Eugène Forcade, qui écrivait alors la Chronique, avait eu une conversation avec M. A. Fould, qui était en ce moment hors du pouvoir et qui avait désiré cet entretien. L’ancien ministre avait fait part à notre collaborateur de ses inquiétudes sur la situation financière du pays ; il lui avait communiqué un rapport qui avait été soumis à l’empereur, que l’empereur avait approuvé, qui restait néanmoins encore un secret entre le souverain et son ancien ministre, — et M. Fould demandait à Forcade si, en dehors de toute considération de parti, dans un intérêt public, il voudrait l’aider à éclairer l’opinion. Forcade, sans hésiter, acceptait cette mission, et avec le rapport, avec les documens, avec les chiffres de M. Fould, il écrivait la Chronique du 15 octobre 1861, exposé lumineux, véridique et sévère de la situation financière. Qu’arrivait-il ? Dès le lendemain, 16 octobre, un « avertissement » lancé par le ministre de l’intérieur, M. de Persigny, s’abattait sur la Revue, frappée pour « s’être efforcée, par les assertions les plus mensongères, de propager l’alarme dans le pays et d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement. » Buloz reçut la nouvelle au fond de la Savoie, où il allait déjà régulièrement après chaque numéro, — et sait-on quelle fut sa première pensée ? Il se demandait aussitôt comment il pourrait publier la prose du ministre de l’intérieur sans déparer la Revue, mais ce n’est pas là le plus piquant de l’aventure. Avant qu’un mois eût passé sur l’avertissement, tout ce qu’avait dit Forcade avait la sanction d’une lettre publique de l’empereur, le rapport de M. Fould était au Moniteur et M. Fould lui-même était au ministère des finances, — ce qui n’empêchait pas M. de Persigny, toujours ministre de l’intérieur, d’avoir, un mois auparavant, averti la Revue pour ses « assertions mensongères. » Et voilà comment allaient les choses en ce bienheureux temps ! Le gouvernement impérial ne voyait pas que par ses tracasseries malhabiles, par ses persécutions décousues et au bout du compte impuissantes, il ne faisait que rehausser l’importance, étendre le crédit de la Revue, et travailler lui-même à son succès.

Ce n’était pas la lutte qui effrayait Buloz, bien qu’il y ait eu des momens de crise plus aiguë où il en était à se demander sérieusement s’il ne serait pas obligé de transporter la Revue hors de France. Cette lutte, il était de trempe à ne pas la craindre ; il se préoccupait bien plutôt des moyens de la soutenir. Il y avait dans cette vie laborieuse, jusqu’au sein d’une prospérité croissante, des difficultés que seul il pouvait sentir, qu’il ne sentait certes pas d’une manière vulgaire, Il commençait surtout à s’inquiéter d’un phénomène déjà