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pas facile ni même sans péril. Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque et qui ne se sont pas sentis serrés dans ce réseau de répression administrative, de menaces, d’avertissemens de toute sorte dont nous étions enveloppés, ceux qui n’ont vu l’empire qu’après les dix premières années, ceux-là ne peuvent plus guère comprendre ce que c’était que cette vie précaire et disputée sous un régime ombrageux qui pouvait tout, qui voyait presqu’une sédition dans la dissidence, dans les fidélités d’opinion, jusque dans les regrets. Il fallait calculer chaque parole, sonder le terrain avant de faire un pas, se former en un mot à une certaine stratégie. Je sais bien qu’il y aurait eu une manière plus simple d’éviter le péril, c’eût été de s’abstenir ou de s’enfermer dans une sphère toute littéraire. Le pouvoir nouveau n’eût peut-être pas demandé mieux. On préférait tenir quand même, et à la rigueur on se sauvait encore par une réserve un peu sceptique à l’égard des affaires intérieures du jour, par des études sur toutes les questions d’histoire, de diplomatie, de finances, en attendant mieux. L’essentiel était de garder le poste, de tenir les mauvais vouloirs en respect par la modération et de ne pas laisser oublier le mot de liberté.

A la vérité, pendant ces années de dure contrainte, il y avait parfois comme des éclaircies. Quand survenaient de grandes questions extérieures, la guerre d’Orient et plus tard la guerre d’Italie, la Revue n’hésitait plus à servir ce qu’elle considérait comme un intérêt national, à faire campagne auprès du gouvernement qui portait le drapeau. Elle se prêtait avec empressement à des communications, à des rapports qui lui rendaient faciles de vieux liens avec quelques-uns des principaux représentans de la diplomatie. Elle ne s’est jamais refusée, par une sorte d’opposition renfrognée, à ces relations avec des hommes considérables de la politique même sous des régimes qu’elle n’aurait pas choisis. Au fond, on le savait bien, elle restait ce qu’elle était ; elle ne s’aliénait pas, elle gardait toute sa liberté, et au besoin elle en usait sans crainte de déplaire. Assurément c’était un acte de courage à cette époque de publier sous un pseudonyme transparent des travaux des princes d’Orléans, qui avaient été frappés d’un décret de spoliation, et dont le nom seul importunait les familiers de l’empire. C’était si bien un acte hardi qu’un peu plus tard le gouvernement impérial croyait devoir s’armer d’une disposition particulière de loi contre les publications des exilés. Buloz n’ignorait pas qu’il pouvait y avoir un danger sérieux ; il ne publiait pas moins dès 1855 cette première étude sur les Zouaves, d’un si vif accent militaire et patriotique, et il méritait que quelques années après un de ces princes lui écrivît : « C’est à votre courageuse sympathie que ces articles ont dû leur publicité à une époque où il y avait du danger à les accueillir. Aussi, c’est à