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à pied la contrefaçon étrangère organisée pour exploiter la production intellectuelle française. Plus que tout autre peut-être, par ses voyages, par ses instances, par ses démarches auprès des ministres successifs, par ses notes incessantes, il a contribué à hâter l’abolition de cette audacieuse piraterie, à préparer la négociation des traités qui ont définitivement garanti la propriété littéraire. D’un autre côté, il ajoutait à la Revue un supplément, qui était à lui seul un ouvrage considérable, l’Annuaire, destiné à résumer périodiquement l’histoire politique, diplomatique, financière, administrative de tous les pays du monde. Ces efforts multiples, incessans, ne restaient pas infructueux. Avant la fin de 1851, la Revue avait conquis plus de souscripteurs, — elle dépassait 5,000, — que pendant les quinze premières années de son existence. Ce qui aurait pu être une crise mortelle se trouvait ainsi n’avoir été qu’une crise de croissance, et, par une singularité de plus, ce que la révolution du 24 février 1848 avait commencé, la révolution du 2 décembre 1851 allait l’achever. Le 2 décembre, loin d’arrêter la Revue dans son essor, comme Buloz le craignait un instant, ne faisait qu’ouvrir une carrière nouvelle à sa fortune grandissante, et cette fortune, en définitive, elle la devait à la persévérante fermeté de sa direction. Après avoir été conservatrice sans être napoléonienne, sous la république, la Revue avait le mérite de rester sous le régime du coup d’état et de l’empire un organe modéré, mais insoumis, représentant dans le silence universel la seule opposition possible, et c’est par là justement qu’elle répondait à une situation où les difficultés n’étaient qu’un stimulant de plus.

Si la révolution de février avait servi la Revue sans le savoir, l’empire à son tour la servait sans le vouloir et de plus d’une manière. Il lui rendait le concours de bien des talens détournés ou dispersés par les luttes des dernières années, par les entraînemens ou les obligations de la politique active. En suspendant la vie parlementaire et les discussions de journaux, en supprimant la liberté partout, il fixait l’attention sur cet asile survivant de la pensée indépendante. C’est le caractère, l’originalité de la Revue d’avoir accepté dès le premier jour et invariablement gardé ce rôle de libérale indépendance qu’elle a rempli par honneur, et qui, en fin de compte, était le plus habile, qui lui assurait la clientèle du monde intelligent en France et en Europe. Elle n’a eu sous le second empire qu’une prétention qu’elle a justifiée, j’ose le dire : elle a voulu rester debout, gardant toujours une place à ceux qui ont voulu rester debout, suivant la marche des choses sans vaine hostilité comme sans faiblesse, marquant son attitude par un silence significatif et souvent importun quand elle ne pouvait parler. Ce n’était vraiment