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main des mêmes propriétaires, sous la même direction, la Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris, cette association avait duré dix ans. Elle avait traversé une période difficile. Un jour, — c’était justement en 1845, — MM. Bonnaire arrivaient assez mystérieusement auprès de Buloz et lui offraient tout à coup une somme respectable, il s’agissait de plus de 100,000 francs, pour le prix de sa part de propriété de la Revue. Ils avaient même la somme dans leur portefeuille pour en finir sur l’heure. Je suis bien sûr qu’au fond du cœur Buloz n’avait pas un doute. Il ne pouvait cependant se décider à la légère. La première personne qu’il consultait était Mérimée, qui l’engageait très fort, par des raisons de prudence, à accepter ce qu’on lui offrait. Dans sa famille, il trouvait des conseils plus hardis, plus résolus. Sainte-Beuve, je crois, était aussi consulté, et il détournait vivement Buloz d’abandonner son œuvre.

La question était d’autant plus grave, on peut bien le dire aujourd’hui, que la proposition des frères Bonnaire se liait à quelque combinaison politique ; une démarche intime du confident d’un des principaux ministres ne permettait pas d’en douter. On trouvait la Revue trop peu ministérielle, trop disposée à incliner vers M. Molé ou vers M. Thiers ; on voulait, dans l’intérêt de la politique régnante, une revue dévouée, agréable : on n’aurait probablement réussi qu’à la tuer sous le poids du dévoûment dont on lui aurait infligé le devoir monotone ! Ce n’était pas de quoi décider Buloz. Guidé par son instinct, soutenu par quelques amis, il n’hésitait plus ; mais ici complication nouvelle. S’il refusait, il devait, de son côté, payer à ses associés, pour leur double part de propriété, le double de la somme qu’on lui avait offerte, et seul il ne pouvait assumer cette charge. C’est de là en réalité que naissait l’idée de créer une société nouvelle par actions où entreraient des hommes considérables de la politique, M. Molé, le duc de Broglie, M. d’Haussonville, M. de Saint-Priest, le comte Roger, M. de Rothschild, M. Baude, etc., même des collaborateurs qui acquitteraient leur action par leurs travaux. Assurément ni les uns ni les autres, ni Buloz lui-même, ne se doutaient que ce jour-là ils faisaient la meilleure affaire de leur vie. On voulait simplement maintenir un organe sérieux, indépendant, de politique et de littérature. C’est la société qui existe encore et dont Buloz devenait en 1846 le directeur statutaire. Par cela même, la Revue se trouvait constituée dans de plus larges et plus fortes conditions, et je puis bien dire aussi que la force la plus réelle de la société ainsi créée était dans l’homme qui la personnifiait, qui en restait plus que jamais la tête et le bras.

L’autre circonstance, qui avant peu allait bien étrangement et