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mieux trouvée de produire quelques œuvres de plus comme André, Mauprat, ou la Dernière Aldini, et quelques livres de moins, comme Horace ou le Compagnon du tour de France ? Qui avait raison du directeur ou du brillant collaborateur entraîné par son imagination, par sa chimère ?

Cette indépendance à laquelle François Buloz attachait un si juste prix n’était point assurément aisée à défendre et à sauvegarder au milieu de ce conflit de passions, d’amours-propres, de vanités, qui se donnent rendez-vous autour d’un recueil littéraire. Buloz, avec l’idée qu’il se faisait, ne pouvait éviter de rencontrer des difficultés de toute sorte, d’amasser contre lui les hostilités et les ressentimens. Ainsi une de ses préoccupations était de maintenir à la Revue, même à côté des romanciers et des poètes, la liberté complète de la critique, bien entendu d’une critique sérieuse, sans malveillance, exercée au nom de l’art et du goût. C’était à ses yeux une des raisons d’être de la Revue et la forme la plus nette de cette indépendance à laquelle il tenait. Sainte-Beuve, Gustave Planche, comme ceux qui leur ont succédé, gardaient tous leurs droits sur le domaine littéraire ; mais le jour où Sainte-Beuve effleurait Balzac d’un trait savamment aiguisé et juste, l’auteur du Père Goriot ne se contenait plus, il exhalait ses colères, — et voilà la guerre déclarée contre la Revue, contre le directeur, qui naturellement acceptait une entière solidarité avec Sainte-Beuve ! Lorsque Gustave Planche soumettait à un examen inexorable le théâtre de Victor Hugo et montrait ce qu’il y avait d’artificiel dans ces drames, travestissemens somptueux et équivoques de la nature humaine comme de l’histoire, il soulevait des orages. Il avait manqué à la majesté du dieu, de celui qui allait se déguiser modestement sous le nom d’Olympio ! On ne négligeait rien pour réduire « l’insulteur » au silence, et peut-être n’eût-il tenu qu’au directeur d’obtenir pour la Revue quelque promesse opulente, roman ou poésies, — à la condition toutefois d’exclure Planche. Buloz maintenait énergiquement l’inviolabilité de la critique, et ici encore, on pourrait répéter comme pour les romans révolutionnaires de Mme Sand : Qui donc avait raison ? qui oserait dire aujourd’hui, après plus de quarante ans passés sur certains drames de M. Hugo, que Gustave Planche n’était pas dans le vrai, que le directeur ne faisait pas son devoir envers le public comme envers ses collaborateurs en gardant un asile à une parole libre ?

Sans aller toujours jusqu’à prendre ce caractère aigu et personnel, cette question de l’indépendance de la critique ne laissait point dès lors et n’a point laissé depuis d’être souvent, sous plus d’une forme, d’une manière invisible, une des difficultés les plus graves