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qui aurait tout commandé, tout inspiré, tout réglementé, pour finir par imprimer une couleur uniforme aux travaux admis par la Revue, c’est une légende comme tant d’autres, faite avec quelques bribes d’anecdotes. Ceux qui ont vécu longtemps dans la familiarité de l’homme et qui ont pu connaître le fond de sa pensée, comme ses habitudes, ne se sont jamais doutés qu’il y avait là auprès d’eux un si lourd despotisme, — auquel ils auraient pu d’ailleurs si aisément se soustraire. Buloz n’avait pas ce puéril orgueil d’imposer une forme ou des idées ; il n’avait pas non plus un assez médiocre sentiment de son rôle pour commander des articles de littérature comme il aurait commandé des articles de ménage dans un établissement d’industrie. Ce qui est vrai, c’est qu’il avait l’œil à tout ; il se préoccupait de tout ce qui pouvait intéresser, il interrogeait et avait soin de se tenir au courant de ce qui se passait dans les pays étrangers, des choses littéraires et politiques. S’il y avait des documens, des renseignemens à recueillir, il ne négligeait rien pour les avoir, pour les procurer à ceux qui pouvaient s’en servir utilement. Il préparait ou il provoquait : au-delà, il savait parfaitement à qui il avait affaire. Il discutait avec feu, c’était dans sa nature, il ne prétendait en aucune façon se substituer aux écrivains, surtout quand ces écrivains connaissaient leur art, et s’il faisait des observations, il se hâtait d’ajouter : « Ne prenez pas mal mes critiques, faites pour le mieux ! »

Il respectait complètement la liberté des opinions et du talent, pourvu qu’il y eût réellement du talent, chez les plus jeunes comme chez les plus anciens ; mais en même temps avec les plus anciens comme avec les plus jeunes, avec les plus célèbres comme avec les nouveau-venus, il y avait des conditions supérieures, une direction générale qu’il voulait inflexiblement maintenir : sur ce point il était intraitable. Il ouvrait un champ assez large pour que toutes les libertés légitimes de l’esprit pussent se produire et que le vrai talent n’eût point à souffrir ; il ne voulait à aucun prix livrer ou laisser compromettre les traditions, l’indépendance de la Revue. Pour sauvegarder cette indépendance, il aurait tout sacrifié, même des concours dont il sentait la valeur, il se serait résigné à ce qu’il appelait des « séparations douloureuses. » Lorsque vers 1840 Mme Sand inclinait de plus en plus vers le radicalisme, il n’hésitait pas. Après avoir essayé de la retenir, il refusait de la suivre, d’ouvrir la Revue à des œuvres d’une inspiration toute révolutionnaire. Ici le goût du talent cédait au jugement. C’est à l’occasion du roman d’Horace qu’éclatait la première rupture après sept ou huit années d’intimité. Et qui pourrait dire aujourd’hui que Mme Sand n’aurait pas mieux fait de s’arrêter, que sa gloire d’écrivain ne se serait pas