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avant d’avoir sa solidité et ses traditions. Former d’abord, étendre, entretenir les relations littéraires et politiques de la Revue, était toujours la grande affaire, la condition essentielle. Buloz, dans cette partie de son œuvre, avait certainement ses rudesses, ses saillies de caractère, ses emportemens que nous connaissions tous ; il avait ses inconvéniens avec ses qualités, il en convenait. La première de ses qualités était, avec le respect pour la Revue, pour le public, un goût naturel pour le talent. Il aimait le talent pour lui-même, il le recherchait, et il en subissait la séduction avec une sorte d’ingénuité.

Quand il recevait un roman de choix, une belle étude de politique, de philosophie, d’histoire ou de critique, quand il découvrait quelque récit touchant, une merveille comme le Péché de Madeleine, il se sentait heureux. La lecture devenait pour lui une véritable jouissance. Toute sa vie, malgré les crises qui ont pu éclater par intervalles, il a été sous le charme de Mme Sand. Lorsqu’il parlait du passé et de ceux qui avaient commencé avec lui, de Loève-Veimars, cet écrivain plein de ressources et d’esprit qui est allé mourir dans l’obscurité d’un consulat, il ne tarissait plus. Sainte-Beuve, Gustave Planche, étaient pour lui des autorités qu’il entourait d’une affectueuse estime. Il regrettait toujours Charles Labitte, mort si jeune après de brillans débuts. Alfred de Musset était son admiration, il le défendait même lorsque l’auteur du Caprice n’avait pas encore la popularité qu’il a eue depuis, et dans la Revue il se plaisait à garantir de toute atteinte cette poétique renommée[1]. En un mot, chez tous ces écrivains comme chez bien d’autres qui se sont succédé, il aimait en dehors de tout le talent : c’était le secret de l’influence qu’il pouvait avoir sur eux et de la confiance qu’ils lui témoignaient souvent à leur tour. On pouvait se quereller parfois, l’habitude était une libre cordialité, et à une époque où tout le monde n’avait pas du génie, où l’on ne se croyait pas au-dessus d’un conseil ou d’une correction, Alfred de Musset pouvait écrire dans une de ces lettres intimes de tous les jours qui faisaient autant d’honneur à celui qui les écrivait qu’à celui qui les recevait : « Ce que vous m’avez dit pour la deuxième partie de la Confession (la Confession d’un enfant du siècle) me tourmente. Vous avez

  1. C’est M. Paul de Musset lui-même, le frère du poète, qui raconte dans son récent et intéressant volume, — Biographie de Alfred de Musset, — que dès 1838 Buloz intervenait spontanément et très discrètement pour faire accorder à l’auteur de Rolla les fonctions de bibliothécaire du ministère de l’intérieur. La chose ne marcha pas toute seule ; elle finit cependant par réussir, et la nomination fut faite. C’était une position bien modeste, qui n’avait surtout rien à démêler avec la politique ; quand vint le 24 février 1848, peu de jours après la révolution ; le nouveau ministre de l’intérieur, M. Ledru-Rollin, destituait brutalement Alfred de Musset !