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ses contemporains est de n’avoir point cessé un instant d’être l’homme de la Revue, et, sans être par lui-même un écrivain ni un politique de profession, d’avoir créé un des foyers les plus actifs de politique et de littérature. Son mérite est d’avoir maintenu, à travers les agitations et les mobilités, les traditions, le caractère le ce centre d’intelligence toujours ouvert à la raison, à l’étude sérieuse, à l’imagination, à la science, à tous les talens, à toutes les idées de modération libérale, fermé seulement à l’esprit de parti ou de secte, aux utopies et aux vanités despotiques. Pendant quarante-six ans, il a été occupé à cela, et lorsqu’il y a quatre mois nous allions l’ensevelir, ceux qui se rencontraient autour de cette tombe près de se clore ne pouvaient se défendre d’une grave et forte impression : ils avaient sous les yeux la fin d’une des plus sérieuses carrières du temps ; ils revoyaient par le souvenir cette vie de travail et de lutte concentrée dans une entreprise unique, dans une de ces créations dont le succès n’apparaît jamais mieux que le jour où, l’ouvrier tombant sur sa tâche accomplie, l’œuvre reste tout entière.

Voici en effet quarante-six ans passés que ce labeur commençait sous l’influence excitante de la révolution de 1830, dans ce premier moment où toutes les tentatives pouvaient se produire. François Buloz avait alors vingt-sept ans. Il était né en 1804 à Vulbens, dans un petit village de ce pays alpestre de Savoie, français à cette époque comme aujourd’hui, et où il devait après un demi-siècle retrouver ses derniers jours de repos. Sa jeunesse, bien que modeste et obscure, n’avait été nullement privée d’instruction. Il avait fait ses études au collège Louis-le-Grand, où il avait eu pour compagnon, entre bien d’autres connus depuis, M. Barthélémy Saint-Hilaire, à qui il est resté toujours attaché, et qui ne lui a pas manqué au jour des derniers devoirs. Obligé, au sortir du collège, d’aller chercher un petit emploi dans une fabrique de produits chimiques au fond de la Sologne, et bientôt revenu à Paris sans plus de ressources, il avait subi la condition de tous ceux qui ont à se créer un avenir et qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Son apprentissage de la vie en Sologne avait été rude et sans profit. A Paris, il s’était fait imprimeur par nécessité, donnant ses journées à sa profession nouvelle, passant ses soirées, souvent ses nuits à écrire des articles de voyages, de biographie, ou à traduire de l’anglais la Chimie de Parish, et portant à tout une tenace énergie d’application. Sa nature sérieuse et forte ne pouvait rien prendre à la légère, et en peu d’années il était devenu un correcteur éprouvé, maître de tous les secrets d’un art qui exige autant de savoir que d’attention. Il avait l’expérience de son métier, l’ambition d’aller