Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/472

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point nous en sommes, et si c’est pour favoriser de pareils résultats que la chambre vote des millions.

Mlle  Louise Bertin, qui vient de mourir, n’était pas une de ces musiciennes mondaines et de foi douteuse comme en produisent nos salons d’aujourd’hui. Née d’une famille où l’intelligence ne cessa jamais d’être en honneur, élevée au plein de la plus brillante période d’un siècle que les musiciens, les poètes et les peintres de l’avenir nommeront le grand siècle, elle eut pour conseils et pour maîtres des hommes qui s’appelaient Rossini, Meyerbeer, Ingres, Eugène Delacroix et Victor Hugo. De ce que ses premières œuvres : le Loup-garou (1827), Faust (1831), la Esmeralda, représentées à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Italien, à l’Opéra, de ce que ses premières œuvres, toutes de jeunesse, trahissaient de l’inexpérience, on en a conclu qu’elle ignora jusqu’à la fin la haute théorie de son art. C’est là un préjugé comme bien d’autres, mais beaucoup plus difficile à déraciner, vu que les argumens sur lesquels il s’appuie furent livrés au public, tandis que les pièces vigoureuses qui plaident contre n’eurent qu’un petit nombre d’amis pour confidens. Il est vrai que parmi ceux-là figuraient des maîtres dont le témoignage fait loi, et M. Reber nous dirait au besoin le mérite et l’élévation de toute cette musique de chambre que la studieuse artiste écrivait pendant ses longs loisirs de la campagne et qu’on exécutait l’hiver dans l’entresol du quai Conti par les soins délicats et sous l’habile direction de M. Sauzay. Mozart et Beethoven furent ses dieux, les nouveaux l’étonnaient plus qu’ils ne l’attiraient. Condamnée à la vie sédentaire et ne pouvant aller les entendre chez Pasdeloup et chez Colonne, il lui fallait se contenter de la lecture, ingrate épreuve d’où ces œuvres de coloration polyphonique sortaient presque toujours à leur désavantage, ce qui la faisait vous dire en souriant : « Tous ces gens-là sont des poètes, des philosophes, des littérateurs, mais, croyez-moi, ce ne sont plus des musiciens. » Des poètes et de la poésie, personne mieux que Mlle  « Bertin n’en pouvait parler, et notre prosodie la plus savante, pas plus que le contrepoint, n’avait de secrets pour elle. Les Glanes sont un livre plein de talent, où l’élégie se mêle à la haute raison, où vous respirez partout ce sentiment du beau, du bien, du vrai, qui fut le caractère de cette noble vie. Elle aimait à revenir à ces vers éclos aux jours heureux, et les lui rappeler en causant la consolait de bien des mélancolies. En faire une édition toute moderne, dans l’élégant format des poésies contemporaines, était son rêve ; ce vœu a été réalisé.

F. de Lagenevais.