Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

difficulté du passage, et que Jules César emploie en les traversant ses loisirs de voyage à rédiger un traité grammatical : De Analogia[1]. » Pourquoi dès lors chaque siècle n’aurait-il pas sa manière d’envisager les beaux-arts ? Ce ne sont pas les points de vue qui changent, c’est notre œil. Le XVe siècle, romantique, pousse vers le haut, l’infini, il voit pointu ; le XVIIe étend en largeur ses paysages : Poussin, Claude Lorrain, quelle uniformité systématique, des temples grecs, des bouquets d’arbres, et dans le fond, sur une mer d’azur et d’or, l’inévitable effet de soleil. Opposez à ce canon l’art des vieux peintres allemands et italiens, comme leur perspective se hérisse de pics aigus, d’escarpemens ! Derrière le souriant visage d’une madone à l’enfant s’étagent vers le ciel des blocs granitiques, un site montagneux et strapassé encadre l’honnête et prosaïque figure d’un notable de la bonne ville d’Augsbourg ; sur une estampe représentant le martyre des onze mille vierges est figurée une Cologne imaginaire ayant pour horizon une ceinture de rochers abrupts et dentelés. Eugène Delacroix, avec sa vivacité suprême de perception et son crayon de flamme, a prodigieusement saisi, fixé dans ses illustrations de Faust ce caractère pointu particulier au romantisme moyen âge. Et maintenant, qui empêche que ce phénomène climatérique dont notre œil est affecté affecte également notre oreille ? On naît sous le règne du beau style, des Haydn, des Mozart, comme on naît sous la période du compliqué. L’instrumental aujourd’hui nous déborde, Beethoven est le grand coupable, j’entends le Beethoven de Fidelio, qui le premier apprit aux générations modernes à concevoir symphoniquement des choses faites pour être chantées sur le théâtre. Quiconque possède la moindre expérience de l’art musical comprendra ce que nous voulons dire et devinera comme nous, à la simple audition soit vocale, soit orchestrale d’une mélodie, si c’est un maître chanteur qui l’a conçue ou si c’est un maître symphoniste.

Quelles que soient nos prédilections, il y a ce fait à constater que la symphonie prédomine au théâtre : l’esprit de Beethoven, de Schumann, de Berlioz l’emporte, et de cette tradition relèvent aujourd’hui tous les jeunes et les vaillans. Un homme, naguère à leur tête, qui peut-être eût rendu de grands services, c’était Bizet ; nature forte, avisée, convaincue, possédant avec la culture moderne un rare bon sens, et par là capable d’imposer certaines transactions. La mort l’a pris en plein progrès, nous pouvons ajouter en plein triomphe ; mais, avant de s’en aller, au moins eut-il le temps d’écrire Carmen, œuvre caractéristique où l’homme de théâtre se manifeste à côté de l’écrivain et qui semblait promettre à court délai la résurrection d’un Herald. Cette place, restée vacante de primus inter pares, M. Massenet l’occupe à cette heure et ne la doit qu’à son talent : ses suites d’orchestre, ses œuvres de piano, marquées

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1872, le Chevalier George à la Wartbourg.