Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’adresse au littérateur quelconque qui lui fournit d’ordinaire des paroles pour ses cantates et des mélodrames pour ses élucubrations instrumentales. Des deux côtés, le désir d’aborder notre grande scène est le même. On se met à la besogne, et de cette association d’un symphoniste et d’un versificateur émérite naît une œuvre admirative et platonique, une œuvre de cabinet conçue et exécutée en dehors de toutes les conditions du théâtre et n’ayant pas même la sanction d’un directeur. Le pensum dûment paraphé, on convoque ses nombreux amis, et les cent voix de la renommée informent tout Paris que l’auteur de Marie-Magdeleine vient de terminer une grande partition qu’il destine à l’Opéra. L’avis ainsi décoché d’une main habile et sûre, on n’a plus qu’à se recueillir en attendant les événemens qui ne manquent jamais de se dessiner sous une forme ou sous une autre : c’est une danseuse qui se foule le pied, c’est le Polyeucte de M. Gounod qu’on renvoie à l’année de l’exposition, ou la Françoise de Rimini de M. Thomas qui s’éclipse. Nous n’avons ni Lambert ni Molière, prenons Massenet, puisque la Providence nous l’envoie. J’avoue que, si j’étais le directeur de l’Opéra, cette Providence m’effrayerait un peu, et j’y regarderais à deux fois avant d’accepter de ses mains une œuvre que je n’aurais ni commandée ni contrôlée. Voyons les choses comme elles sont, il est grand temps que de tels abus cessent; peu à peu le relâchement s’est mis dans la plupart des administrations de nos théâtres. Naguère encore le public pouvait se fier à certaines garanties; à défaut de comités de lecture, il y avait la sanction du directeur. Eh bien, cette sanction-là n’existe même plus. Aujourd’hui les auteurs conçoivent ou plutôt complotent leur œuvre à l’écart, dédaignant les leçons de l’expérience, ne se donnant pas la peine d’observer les genres, faisant avec Cinq-Mars du grand opéra à l’Opéra-Comique, avec le Roi de Lahore de la féerie à l’Opéra, et plaçant leur partition telle quelle sur un promontoire où le flot doit venir la chercher pour la porter ici ou là selon son caprice, de sorte que les directeurs ne savent seulement pas ce qu’ils reçoivent et représentent à si grands frais.

M. Massenet sait son orchestre sur le bout du doigt, il en joue à vous éblouir et si merveilleusement que toute cette virtuosité finit par vous agacer et vous énerver. Comme ces Romains du souper d’Héliogabale qu’une neige de roses étouffait, vous périssez sous une pluie de sonorités étincelantes. Je me demande où s’arrêtera ce raffinement dans le langage, tout ce curieux, ce précieux, ce lovely, que nous prenons pour un art de renaissance et qui pourrait bien déjà n’être que du rococo. L’art d’écrire, entendons-nous, n’est point toute la musique, pas plus que l’art des vers n’est la poésie. Tous les mystères de la forme, du rhythme, de la couleur sont divulgués, jamais on n’exerça plus facilement les métiers difficiles, jamais la technique ne fut portée plus loin, et jamais il n’y eut moins de compositeurs, moins de poètes, moins de peintres dans la haute et souveraine acception de ce terme appliqué à des personnalités