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classique ait imaginé; jugez plutôt. Il aimait Sita, ce roi sublime, Sita, jeune prêtresse d’Indra, juste la même qui, par un effet que la métempsycose explique, se nommait Julia dans la Vestale de Spontini, et voilà que cette suave enfant, cette vierge promise au plus chaste des hymens, un noble seigneur de sa cour la lui ravit. L’infâme Scindia, oncle de la blanche catéchumène, non content de trahir son roi légitime, l’immole à sa juste colère. Penser qu’il y a de ces vers ridicules qui gâteraient les plus belles choses musicales et qui ne peuvent disparaître; des générations d’hommes d’esprit ont beau les sarcler, la mauvaise herbe toujours repousse et reverdit! La «juste colère» de Scindia envoie donc le roi de Lahore au paradis d’Indra voir ce qui s’y passe et danser avec les apsâras. Alim reste froid à ces divertissemens, et tout cet appareil de voluptés le tente peu. « Le paradis doit être en ut majeur, disait en bâillant l’impie Auber, et je ne connais pas de ton plus ennuyeux! » Le ciel d’Indra s’ouvre en sol majeur, ce qui n’empêche pas sultan Alim d’avoir l’air maussade à ce point que le dieu s’en offusque et lui demande ce qu’on pourrait faire pour le distraire ; à quoi le nouvel habitant des régions fortunées répond qu’il voudrait bien s’en aller, et le dieu, non moins indifférent que débonnaire, le laisse partir en mettant cette seule condition au retour du défunt sur la terre, à savoir qu’il n’y sera plus roi et qu’il lui faudra, pour mourir, attendre l’heure de sa bien-aimée, tous les deux étant désormais rivés l’un à l’autre par le même destin. Alim profite à l’instant de la permission et se dépêche d’opérer sa rentrée en ce monde ; — ce qui l’y attend, on le devine : l’usurpateur Scindia règne à sa place, l’armée et le peuple baisent la poussière de ses pieds.

Il est vainqueur, il est géant, il est génie!


Sita seule refuse de s’incliner devant l’assassin d’Alim et s’enfonce tragiquement un poignard dans le sein pour se soustraire aux obsessions matrimoniales de cet affreux oncle. Alim de son côté succombe, mais ne le plaignons pas, car le coup mortel qui l’atteint le réunit à sa maîtresse et les jardins du paradis d’Indra ont chance de ne plus l’ennuyer maintenant qu’il ira cueillir les fruits de leurs arbres et boire le chocolat de leurs fontaines en compagnie de la belle Sita.

J’ai voulu dire un mot du poème du Roi de Lahore, et ce que j’en ai dit ne donnera qu’une faible idée de ce qu’il contient de pauvretés et de vieilleries. Vraiment, au jour où nous sommes, après Robert le Diable, la Muette, les Huguenots, la Reine de Chypre, une pareille pièce vous fait l’effet d’un anachronisme. Comment ces choses-là prennent forme et par quelle succession de petites circonstances elles arrivent devant le public, les gens initiés aux secrets du théâtre seuls le savent. Un musicien habitué à composer des suites d’orchestre se réveille un beau matin avec la fantaisie d’écrire un opéra et, n’ayant pas de poème sous la main, il