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entre le passé et le présent. Les idées politiques qu’il avait soutenues n’avaient plus de partisans. Les États-Unis se transformaient, se développaient dans un autre sens que celui qu’il eût préféré. Ce qui se passait en Europe ne lui convenait pas mieux. Qu’on en juge par cet extrait d’une lettre au roi de Saxe datée du mois de septembre 1867 :

« La situation politique ne devient ni plus calme ni plus rassurante des deux côtés de l’Atlantique. Ici les affaires de l’Europe nous causent beaucoup d’anxiété. Nous ne croyons pas que la guerre entre la France et la Prusse puisse être évitée l’an prochain, nous comprenons à peine qu’elle n’ait pas encore éclaté. La mauvaise humeur des nations n’a pas d’autre façon de se manifester... En considérant combien l’état de choses actuel est incertain, je suis tenté de croire quelquefois que nous vivons à une époque de civilisation décroissante. Il me semble, dans ces momens de tristesse, que nous marchons peu à peu vers la ruine. Toutes les civilisations connues, depuis les Assyriens jusqu’à nos jours, ont péri par la concentration des citoyens dans l’atmosphère malsaine d’immenses cités, par l’accroissement des armées, par la prépondérance de l’esprit militaire, toutes causes qui séparent l’homme du sol qu’il a pour mission de cultiver. De là viennent les révolutions violentes qui ébranlent les idées de droit et de devoir et qui finissent par renverser la société elle-même. Ma consolation est que ces grands changemens ne s’opèrent que par longues périodes, comme les révolutions géologiques. Ma bibliothèque est mon seul refuge... »

Il vécut assez pour assister au début de la grande crise européenne qu’il avait prévue. Le 1er août 1870, il entrait dans sa quatre-vingtième année. Les incidens de la guerre franco-allemande, dont le télégraphe transmettait à toute heure les nouvelles au-delà de l’Atlantique, l’occupaient plus que tout le reste. Hélas! ce n’est point pour la France qu’il faisait des vœux. Il revenait aussi sans cesse, dans la conversation avec ses intimes, sur le sujet favori de ses dernières lettres, sur les inconvéniens engendrés par les grandes armées permanentes et par les gouvernemens militaires. Libéral jusqu’au bout malgré les idées tristes qui l’obsédaient, il convenait que les peuples d’Europe avaient raison d’être mécontens de leurs institutions politiques. Ce fut presque sa dernière pensée. Il s’éteignit le 26 janvier 1871.


H. BLERZY.