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denrées de consommation ordinaire hors de prix, l’or a disparu. A Boston au contraire, les charges de la guerre civile sont à peine perceptibles. Personne ne se décourage, même au lendemain des plus cruelles défaites. Si le trésor public et les banques ont suspendu les paiemens en espèces, c’est que le gouvernement de Washington est corrompu ou incapable. Le luxe règne partout dans les états du nord. Ticknor n’aime ni Lincoln ni les ministres qui l’entourent. Au surplus, fidèle aux anciennes maximes de sa vie, il pense que si le nord doit triompher à la longue, ce n’est point parce qu’il lui arrivera tout à coup un sauveur providentiel, c’est parce que le bon droit est de son côté, parce que le peuple se montrera vraiment digne de la victoire et soucieux de s’imposer les sacrifices qu’elle exige. N’exagérons rien cependant. Il semble qu’il ait eu parfois des instans de découragement. La guerre se prolongeait sans résultat. Le congrès avait concédé au président un pouvoir en quelque sorte dictatorial. Ticknor se demande si les États-Unis en seraient arrivés à la situation prédite par Macaulay, à ce point où la liberté doit être sacrifiée pour sauver la société. Il se souvient qu’un autre de ses amis, le docteur Bowditch, lui a dit un jour : « Nous vivons dans les meilleurs temps de la république. Les nations progressent, prospèrent, meurent comme les individus; il ne leur est pas plus donné qu’aux citoyens dont elles se composent de jouir d’une éternelle jeunesse. » Il faut en convenir, ce zélé patriote eut alors un moment de défaillance. On peut l’en excuser. La vieillesse était arrivée. Il avait perdu ses meilleurs amis; autour de lui, les rangs s’éclaircissaient.

A la demande de la famille de Prescott, mort en 1859, Ticknor avait entrepris d’écrire la vie de cet ami de sa jeunesse. Devenu presque aveugle de bonne heure, Prescott n’avait pu se livrer aux études historiques qui ont fait sa réputation qu’avec l’aide de sa femme et le concours éclairé de quelques amis. Affable comme le sont le plus souvent les infirmes par reconnaissance des soins qu’ils reçoivent, il avait gagné l’affection de tous ceux qui l’entouraient. Ticknor sut décrire avec charme cette existence peu agitée, un peu longuement peut-être, comme un vieillard qui s’attarde à raconter les souvenirs des années écoulées. A mesure qu’il avançait en âge, le vide se faisait dans sa maison de Boston. Il ne restait plus qu’un petit nombre de ses contemporains avec lesquels il avait vécu, qu’il avait toujours retrouvés avec plaisir au retour de longues excursions. Everett, son ancien compagnon d’études à Gœttingue, mourait à son tour en 1865. « Conservez-vous bien, écrivait-il alors au général Thayer, un autre de ses amis d’enfance, je ne puis me passer de vous tous. » Au surplus, la guerre civile avait mis pour lui un abîme