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L’Union américaine est devenue trop grande; elle est un danger pour la liberté des mers. Qu’aurait à regretter l’Europe si la confédération se brisait en trois ou quatre fragmens? Ce seraient autant de nations distinctes avec qui l’on conclurait des traités de commerce en temps de paix, et que l’on opposerait les unes aux autres en temps de guerre. Voilà ce que l’on pense en Angleterre, en France et dans la plupart des cours européennes, sauf une exception : la Russie préfère que les États-Unis restent ce qu’ils sont; elle n’a aucun sujet de discorde avec eux, et elle n’est pas fâchée d’en faire un contre-poids à l’influence des nations occidentales. En résumé, la dissolution de l’Union américaine est un événement que les uns désirent, que les autres verront d’un œil indifférent. Soit à cause de l’esclavage, soit en raison du développement trop rapide qu’elle a acquis, l’Union n’a pas d’amis sur l’ancien continent.

Ticknor, en homme dépourvu de toute passion politique, n’avait aucune défiance contre le président Buchanan. Cependant il pensait que celui-ci ménageait trop les états du sud; il se plaisait à espérer encore que cette grave question de l’esclavage se dénouerait peu à peu, sans effusion de sang, par le seul progrès des idées, Cavour le lui avait dit à Turin : « Je crois que vous parlerez beaucoup de l’émancipation et que vous émanciperez fort peu. » Aussi ne s’inquiète-t-il réellement qu’aux premiers jours de l’année 1861, après l’élection de Lincoln. Autour de lui, tout le monde est insouciant; le gouvernement même reste inerte devant les menaces des états du sud. Enfin, au premier coup de canon tiré contre le fort Sumter, chacun se réveille. La lettre qui va suivre est en elle-même un tableau des mœurs américaines :

« La plaine est en feu ! J’ignorais encore ce que c’est que l’enthousiasme populaire. J’ai vu souvent la foule aux jours de fête, j’ai vu la guerre de 1812 à 1815; ce n’était rien en comparaison de ce qui se passe maintenant. Dans le nord, du moins, il n’y a jamais eu rien de pareil. Certes l’entrain était bien grand en 1775; il n’était pas unanime, intelligent comme il l’est aujourd’hui, sans compter que la population de cette époque était insignifiante par rapport à la population actuelle. Le fait est que le peuple tout entier a compris qu’il s’agit de savoir si l’on tombera ou non dans l’anarchie. Le souverain, — le peuple seul est souverain chez nous, — est entré en fonctions. Partout les affaires sont suspendues. Les citoyens ne s’occupent que des affaires publiques. Tous, hommes, femmes et enfans sont dans la rue avec le pavillon et les couleurs nationales; l’anxiété ne leur permet pas de rester chez eux; les occupations ordinaires sont abandonnées. Il y a partout des meetings, dans les villages de même que dans les grandes villes; on vote des subventions pour soutenir la lutte, pour secourir les familles de ceux