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heures et demie, se prolongent jusqu’à onze heures. En toutes choses, le luxe a fait des progrès qui ne profitent à personne; on ne peut résister au courant. Ce qu’il préférait au fond, c’étaient les soirées, quoiqu’il se plaignît d’être obligé, en sa qualité d’étranger, de rester longtemps dans chaque maison, sous peine de paraître impoli, et de ne pouvoir en conséquence se montrer dans plusieurs salons le même jour. A Londres ou ailleurs, la société européenne a de singuliers attraits pour un homme riche, inoccupé, pourvu d’une certaine réputation littéraire. Il semble que Ticknor, à son troisième voyage, apprécie les mœurs et la civilisation raffinée de l’ancien monde plus encore que lorsqu’il les avait étudiées pour la première fois au temps de son adolescence. Cependant les affections de famille, de vieilles habitudes, le rappelaient en Amérique. Après quinze mois de pérégrinations, que les chemins de fer et les bateaux à vapeur avaient rendues supportables pour un vieillard, il se retrouvait à Boston au milieu d’une agitation dont, en bon patriote, il avait prévu les complications depuis longtemps.


III.

En parcourant l’Europe, Ticknor avait eu le chagrin, une fois de plus, de constater que le régime politique des États-Unis y était complètement méconnu. Certes, en 1856, les idées libérales sont loin d’être triomphantes sur l’ancien continent. Les libéraux, réduits à un rôle d’opposition, ont cessé d’être des hommes de gouvernement; ce fin observateur s’en est bien vite aperçu. La philanthropie, dit-il, est devenue l’un des articles de leur programme depuis la révolution française; aussi maudissent-ils l’esclavage. Ils admirent les institutions des États-Unis, ils désirent les introduire chez eux plus qu’il n’est raisonnable et praticable de le faire. L’esclavage est la seule chose qui les trouble. Le roman de l’Oncle Tom, avec ses exagérations épiques, en réalité plus nuisibles qu’utiles à la cause des pauvres nègres d’Amérique, a obtenu en Europe un succès prodigieux. On n’y envisage la doctrine de l’abolition que sous les couleurs les plus fausses.

Les partisans des idées aristocratiques, aussi bien que les gouvernemens qu’ils appuient, redoutent la puissance croissante des États-Unis. Ils ne seraient pas fâchés d’une sécession qui briserait le lien fédéral ; ils se réjouiraient d’une catastrophe qui prouverait l’imperfection d’un régime politique dont ils craignent la contagion. Ils se plaisent à mettre en lumière les inconséquences de cette république qui laisse des flibustiers attaquer Cuba ou le Mexique, qui répudie les dettes d’état, qui maintient 3 millions de nègres dans la servitude, en contradiction avec les doctrines du suffrage universel.