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conservait encore à beaucoup d’égards le caractère puritain dont il a été question au commencement de cette étude. Si l’on y comptait 80,000 habitans dont la plupart étaient sans doute de rudes émigrans plus occupés de faire fortune que de cultiver leur intelligence, il y avait aussi un noyau de gens instruits, hommes politiques ou savans ou artistes, et c’est de ceux-là que Ticknor faisait sa compagnie habituelle. Il faut au moins citer les principaux. C’étaient Webster, l’orateur le plus distingué de l’Union, qui devint vers la fin de sa vie l’un des secrétaires d’état du président Tyler; Everett, professeur de Harvard Collège, conférencier populaire, absorbé plus tard par la vie politique; le juge Prescott et son fils William, l’historien Agassiz, que la générosité bien placée de Harvard Collège avait attiré en Amérique. A son second retour d’Europe, Ticknor avait repris sa place dans cette société sérieuse et modeste. Riche et bien portant, il y trouvait ce qui rend l’existence calme et heureuse. Chaque année, pendant les mois brûlans de l’été, il emmenait sa famille au bord de l’Atlantique, ou dans les montagnes de l’état de New-York, ou près du Niagara. L’hiver se passait dans sa maison de Boston, qu’il avait accommodée à sa fantaisie. La pièce principale de cette maison était la bibliothèque, qu’il avait pris soin de garnir lui-même, surtout de livres espagnols, et dans cette bibliothèque il avait suspendu avec joie le portrait de son auteur favori, Walter Scott. Il entretenait une correspondance suivie non-seulement avec ses compatriotes, mais encore avec plusieurs personnes qu’il avait connues en Europe, avec le géologue Lyell, avec sir Edmund Head, gouverneur-général du Canada, avec le prince Jean (plus tard roi de Saxe) dont les habitudes studieuses et les goûts littéraires plaisaient fort à ce républicain austère.

Ticknor ne rechercha jamais les fonctions électives. Non pas qu’il se désintéressât des discussions politiques : son biographe nous apprend qu’il votait en toutes élections, comme un bon citoyen le doit faire; mais, sans cesser d’avoir confiance dans les institutions libres de son pays natal, il était devenu avec l’âge un peu défiant des opinions bruyantes qui se produisaient autour de lui. Il était trop rigide pour plaire à la masse des citoyens. On en verra d’ailleurs la preuve plus loin dans les extraits de ses lettres que nous aurons occasion de citer. En revanche, il accordait volontiers son concours aux entreprises charitables, hôpitaux, écoles, caisses d’épargne. Le reste du temps, il était tout entier à ses études sur les littératures étrangères, ayant pris pour maxime qu’un homme ne peut être heureux qu’à la condition d’avoir toujours dix ans de travail assuré devant lui. En somme, disait-il peu de temps après son retour d’Europe, Boston est un bon endroit pour y vivre, parce que tout le monde y a de l’éducation et que quelques personnes en particulier