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comme il se l’était proposé, les autorités persanes s’étant opposées à ce qu’il poussât aussi loin; mais il est allé jusqu’à la limite du désert. Partout il a trouvé les chefs kurdes très au courant des affaires de l’Asie centrale, et il a été frappé et du sens politique qu’ils montraient et de la rapidité et de la sûreté de leurs informations. Ces chefs entretiennent dans les contrées voisines des correspondans secrets, appelés mirzas, qui les mettent au courant des événemens politiques, et leur font passer des avis soit par les caravanes, soit, en cas d’urgence, par des messagers particuliers. Tous ces chefs étaient convaincus que le colonel Baker avait une mission du gouvernement anglais; ils l’interrogeaient sur les intentions de l’Angleterre et sur l’appui qu’on pourrait attendre d’elle quand on aurait à se défendre contre les Russes. Quelques-unes des conversations que rapporte le colonel sont très intéressantes. En voici une avec Alayar-Khan, gouverneur héréditaire de la province de Dereguez :


« — Il ne faut plus parler, continua Alayar-Khan, de la Perse, de l’Afghanistan ou de Boukhara. Il n’y a plus réellement que deux puissances en Asie, l’Angleterre et la Russie, et d’ici quelques années tous les autres états seront des vassaux de l’une ou de l’autre. Vous me parlez de l’Afghanistan comme d’un état indépendant. Vous ne ferez croire cela à personne en Asie. Nous savons très bien que Shir-Ali doit être plus ou moins le vassal de l’Angleterre ou de la Russie. Croyez-vous que nous ne connaissions pas l’importance de Hérat? Quoi que vous puissiez dire ou croire, il n’y a pas un bazar dans l’Hindoustan où l’on ne considérât votre règne comme fini, le jour où cette ville tomberait dans les mains des Russes... Que deviendriez-vous si tous les Hindous se tournaient contre vous, comme ils le feraient certainement si les Russes étaient à Hérat? Je crois à vos richesses, mais non au nombre de vos soldats. Vous reconnaissez que la Russie a une armée beaucoup plus nombreuse que la vôtre. Cela importe peu tant qu’elle est loin, mais elle se rapproche de plus en plus. Votre sûreté consiste à la tenir loin de vous, et cependant vous la laissez s’avancer avec une prodigieuse rapidité : vous en porterez la peine d’ici quelques années, mais il sera trop tard. Voyez quel chemin elle a fait depuis dix ans. Encore dix années, et elle sera à votre frontière, et ne croyez pas que votre peuple demeurera tranquille dans l’Hindoustan, quand elle sera là. Non, vous aurez constamment des intrigues et des guerres. Je crois que vous gouvernez bien, — on le dit ainsi, — et beaucoup mieux que les Russes; vous essayez de faire du bien au peuple que vous avez conquis. Mais vous l’avez conquis, et il désirera un changement. Il pourra s’en repentir plus tard, mais cela ne l’empêchera pas de se tourner contre vous.

« Je parlai de l’Afghanistan comme d’une barrière qui s’opposerait à un voisinage trop rapproché. Il se mit à rire.