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frappée de décadence, se rencontrèrent en Sicile, et, ne voulant s’arrêter ni l’une ni l’autre, engagèrent cette lutte mémorable, dont le dénoûment assura l’empire du monde aux Romains, désormais sans rivaux. C’est ainsi que, de nos jours, l’Angleterre et la Russie, obéissant toutes les deux à des nécessités du même ordre, et contraintes d’assujettir à leur domination des voisins turbulens et inquiets, ont, par des annexions successives, étendu si loin leur empire, qu’elles sont sur le point de se rencontrer au cœur même de l’Asie. Elles sont déjà assez rapprochées l’une de l’autre pour que le choc de ces deux puissances européennes soit la préoccupation dominante des populations asiatiques. Ce n’est point sans dessein que nous venons de rappeler à ce propos les noms de Rome et de Carthage. En effet, la lutte, si elle s’engage, mettra aux prises, comme autrefois en Sicile, deux systèmes et deux politiques. Puissance maritime et commerciale, l’Angleterre, comme Carthage, laisse volontiers aux populations leurs institutions politiques et religieuses et même leur autonomie; elle s’assure la disposition de leurs forces militaires et le monopole de leur commerce : elle n’essaie ni de coloniser, ni de s’assimiler l’Asie. Les Russes procèdent, comme les Romains, par voie d’absorption successive : ils s’établissent fortement au sein des populations vaincues, ils les désarment et les plient à leurs lois; pour leurs voisins, l’alliance russe, justement redoutée et impossible à refuser, est toujours le présage d’une servitude prochaine.

La proie que poursuivent l’Angleterre et la Russie, c’est le commerce de ces heureuses contrées qui, de temps immémorial, ont été réputées les plus riches du monde, où les fleuves roulent de l’or, où les montagnes recèlent des pierres précieuses, où la nature a réuni ses productions les plus variées, le thé, les épices et la soie, où se fabriquent ces tissus d’une finesse et d’une beauté incomparables que tout l’art de l’Europe est impuissant à égaler. Depuis les croisades, l’Europe, qui s’ignorait elle-même, connaît et répète les noms de Samarcande, Kharizm, Boukhara, Khokand, Balkh et Kashgar. Les contes arabes et persans dont notre enfance est bercée abondent en tableaux de la richesse et de la magnificence de ces villes fameuses. Cet éclat, aujourd’hui disparu, était un éclat d’emprunt; malgré la fertilité de leur territoire, ces villes célèbres devaient la splendeur qu’attestent les récits des écrivains et des voyageurs arabes, et dont témoignent les ruines accumulées dans leur enceinte, à leur situation sur la route des caravanes qui venaient y échanger contre les produits de l’Occident les merveilles de la culture et de l’industrie chinoises. Aucune guerre, aucune révolution n’a pu interrompre ces relations commerciales, aussi anciennes que le monde. Vingt fois des conquérans barbares, entraînant à leur