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de répliquer pour tous les accusés au réquisitoire, et, lui ayant fait part des résolutions arrêtées la veille, il lui demanda de se borner à une courte réplique. M. de Martignac s’y engagea, bien qu’il eût arrêté déjà l’ordonnance et le plan de son discours. Puis la séance s’ouvrit, et celui des commissaires de la chambre des députés qui n’avait pas encore parlé, M. Madier de Montjau, prit la parole pour résumer l’accusation. Mais tandis qu’accusés, juges et public l’écoutaient au milieu d’un profond silence que troublaient seules les clameurs du dehors, le grand référendaire vint informer tout à coup le président que, contrairement au plan primitivement arrêté, le jardin du Luxembourg avait été envahi par la garde nationale de la banlieue, avant même que la troupe de ligne l’eût occupé. Le général de Lafayette, toujours animé d’intentions généreuses, mais qui ne savait pas plus résister à sa passion pour la popularité qu’à l’influence de son entourage, avait, sans prendre avis de personne, adopté et ordonné des dispositions nouvelles. Maintenant l’attitude et le langage non équivoques des gardes nationaux étaient un obstacle insurmontable au passage des accusés par le jardin, et le ministre de l’intérieur demandait un sursis pour arrêter un autre plan.

Sur cette communication si soudaine et si grave, le président dut, en se contenant et sans rien trahir de l’émotion qu’elle lui causait, s’efforcer aussitôt de substituer à la marche rapide des débats une discussion propre à les prolonger. M. de Martignac seul devint immédiatement le confident de son embarras. La première communication du président lui avait suggéré déjà le plan qui devait rendre sa réplique aussi brève que possible, sans lui rien ôter de sa force. Il fallait maintenant qu’il laissât un libre cours à toute l’abondance de sa parole et qu’il remplaçât un résumé, rendu nécessaire par le dévoûment à la cause, par des développemens que ce même dévoûment lui imposait tout à coup. Ce n’était pas un avocat qu’il fallait pour un tel effort. C’était un homme tout entier, avec son énergie, avec toutes les facultés de son esprit et de son âme. « M. de Martignac fut cet homme, nous dit le témoin oculaire qui a bien voulu recueillir pour nous ses souvenirs. On ne saurait trop l’admirer dans ce drame intime, connu de si peu de personnes. Ce jour-là, il accomplit un grand acte plus encore qu’il ne prononça un éloquent discours. Il y fit d’ailleurs, dans le double effort de la parole et de l’émotion, une si large dépense des forces d’une santé si délicate, que tout à coup un cri s’échappa de sa poitrine : — Nobles pairs, les forces manquent à mon zèle ! — Un tel aveu arraché à ses souffrances, augmentées par un dernier effort devenu nécessaire, ne fit qu’ajouter encore à l’émotion dont la cour des pairs ressentait profondément l’effet sans en connaître toutes les causes. »