Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/340

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si cette unanimité n’eût été détruite par la colère d’une douzaine de pairs acharnés contre M. de Polignac, résolus à le sacrifier, et allant jusqu’à prétendre que le sacrifice du principal accusé sauverait les trois autres. A la chambre des députés, où les passions du dehors recrutaient des complices en plus grand nombre, le parti de la clémence trouvait cependant des adeptes éloquens et convaincus. Dans la séance du 9 novembre, quelques phrases de M. Odilon Barrot sur l’adresse au roi contre la peine de mort amenèrent M. Guizot à la tribune. Comme, en s’y rendant, il passait devant M. Casimir Perier, ce dernier lui dit : — Vous ferez d’inutiles efforts; vous ne sauverez pas la tête de M. de Polignac. — M. Guizot s’exprima en ces termes : — Je ne porte aucun intérêt aux ministres tombés, je n’ai avec aucun d’eux aucune relation; mais j’ai la profonde conviction qu’il est de l’honneur de la nation, de son honneur historique, de ne pas verser leur sang. Après avoir changé le gouvernement et renouvelé la face du pays, c’est une chose misérable de venir poursuivre une justice mesquine à côté de cette justice immense qui a frappé, non pas quatre hommes, mais un gouvernement tout entier, toute une dynastie. En fait de sang, la France ne veut rien d’inutile. Toutes les révolutions ont versé le sang par colère, non par nécessité; trois mois, six mois après, le sang a tourné contre elles. Ne rentrons pas aujourd’hui dans l’ornière où nous n’avons pas marché, même pendant le combat. — La chambre accueillit ces paroles avec une émotion sympathique. M. Royer-Collard dit à M. Guizot : — Vous ferez de plus grands discours; vous ne vous ferez jamais à vous-même plus d’honneur. — M. de Martignac, s’asseyant à côté de l’orateur pour le remercier du secours qu’il venait d’apporter aux anciens ministres, ajouta : — C’est grand dommage que cette cause ne se juge pas ici et en ce moment; elle serait gagnée. — Ainsi, devant les clameurs de la rue, commençait une généreuse et humaine conjuration dont il nous reste maintenant à raconter les péripéties et la victoire.

A la cour des pairs, l’instruction judiciaire se poursuivait. De tous les ministères arrivaient au président des pièces à l’appui, propres, à éclairer les juges. Des incidens singuliers se produisaient. On recherchait au parquet de la Seine les mandats d’amener que l’ancien ministère était accusé d’avoir dressés contre des députés et des journalistes, et l’on n’en trouvait aucune trace. Un malfaiteur enfermé dans les prisons de Toulouse déclarait spontanément avoir reçu de M. de Polignac l’ordre d’allumer des incendies en Normandie. On l’amenait à Paris pour le mettre en présence de l’ex-président du conseil, et en y arrivant il rétractait sa déclaration, laissant entendre qu’elle était sans fondement, qu’il ne l’avait faite que pour se procurer l’agrément d’un voyage et se ménager une occasion