Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des lignes brisées, indécises, se contrariant entre elles, donnent au temple l’aspect inquiétant d’une masse désordonnée prête à s’affaisser. On dirait d’une ébauche d’où l’œuvre va sortir avec son caractère et son unité, mais dont le sens ne se dégage pas encore; ce sont formes à naître plutôt que nées. Quand on les contemple avec des yeux habitués aux accens précis et solennels de la plate-bande, de l’arceau roman, de l’ogive, il semble qu’après une langue limpide et claire on entend parler un dialecte barbare et inarticulé. L’esprit ne peut se défendre d’un rapprochement entre ces toits cornus qui se redressent vers le ciel, ces contours bizarres, et les paupières obliques, les figures grimaçantes de ceux qui les ont conçus, sans doute, à leur image. Mais si, parvenu à dépouiller ces souvenirs importuns d’une beauté supérieure, le visiteur se laisse aller à l’impulsion de ce second moi qui est en chacun de nous et qui sent, jouit ou s’affecte, tandis que l’autre juge, approuve ou condamne, si au lieu d’isoler et d’analyser les beautés du style, il contemple le monument dans le cadre où il est enfermé, s’il en considère non plus la grandeur absolue, mais le caractère, les rapports de convenance avec le milieu où il s’élève, l’impression change; à défaut de sublimité, l’artiste y trouve du piquant, à défaut d’une pensée puissante et claire une conception originale dans son incohérence, enfin, en l’absence d’idéal et de sentiment religieux, un goût exquis et profond de la nature.

C’est en effet par cette dernière qualité que se rachètent les architectes japonais, c’est par là qu’ils se distinguent de tous les autres et surpassent même leurs maîtres, les Chinois. Nul n’a su comme eux comprendre la beauté que se prêtent réciproquement l’art et la nature. Tantôt c’est au milieu d’un bosquet de bambous ou de cryptomerias qu’ils cacheront un petit édicule isolé et recueilli, tantôt c’est au milieu d’un parc séculaire ménagé au cœur même de la capitale qu’ils prodigueront les magnificences de leurs grandes pagodes dorées et bariolées, rendez-vous de plaisir aux jours de fête; le plus souvent c’est aux abords de quelque gros bourg, au penchant d’une colline escarpée, comme à Kamakura, qu’ils aimeront à étager les différens corps d’un temple où l’on montera par de vastes escaliers de granit; ou bien, comme à Nikko, dans les gorges abruptes et boisées des montagnes, au milieu des eaux jaillissantes, ils disperseront toute une nécropole dont le voyageur découvrira chaque jour un nouveau fragment enfoui dans quelque recoin inexploré. Point d’éminence qui n’ait son temple grandiose ou modeste, point de sanctuaire qui n’ait, à défaut d’une forêt, sa plantation de cèdres et de sapins. C’est par le goût exquis, comme par les merveilles de la couleur, que l’art religieux des Japonais compense les pauvretés de son dessin et la médiocrité de ses conceptions.