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faisait peu de cas, et disait de lui qu’il n’entendait rien à la musique. Il était un des habitués de l’Opéra de Francfort, et eût dit volontiers comme un autre misanthrope, Jean-Jacques Rousseau, à une représentation d’Alceste : « Allons, la vie est encore bonne à quelque chose. »

Il est temps de nous arrêter, et nous nous sommes déjà laissé entraîner bien au-delà de notre dessein, sur la personnalité de notre auteur. Si Schopenhauer vivait encore, il dirait sans doute de nous, comme il a dit de M. Saint-René Taillandier : Französisches Geschwätz. Möglichst viel von der Person. Mais cette personne est si originale, les Memorabilien de M. Frauenstædt sont si amusans, la correspondance qui suit est si piquante qu’on oublie volontiers dans Schopenhauer le philosophe pour l’homme, que l’on croit voir et entendre, tant sa figure ressort en traits vivans et accusés. C’est un vrai Alceste, moins généreux par l’âme, moins bien élevé, mais aussi plaisant, aussi hargneux, aussi insupportable. Ils sont l’un et l’autre amusans de loin, l’un sur la scène, l’autre dans ses livres. Rien ne prouve mieux l’idée profonde qu’avait eue Molière en prenant le misanthrope comme sujet de comédie, quelque triste que soit ce sujet. Le triste peut être comique, et même il n’y a de comique que ce qui est triste, car on ne se moque que du faux, et le faux fait partie de la misère humaine. Quelle que soit la valeur de la philosophie de Schopenhauer, il ne s’est pas douté que sa principale valeur est dans sa personne même, qui est un type, et qui par elle seule est déjà toute une philosophie. Aussi, dans sa métaphysique, ce qui est, non le plus vrai, mais le plus intéressant, c’est ce qui vient de lui-même : c’est de toutes les philosophies la plus subjective ; elle ne peut se comparer, à ce point de vue, qu’à celle de Pascal ou de Rousseau. Sans doute Schopenhauer, par son éducation germanique, est plus métaphysicien que ces deux philosophes, qui sont surtout des moralistes ou des théologiens ; mais il est permis de penser que la métaphysique de notre auteur ne serait guère sortie de l’oubli où elle est restée confinée pendant tant d’années, si les vues abstraites sur lesquelles elle repose n’avaient abouti à une doctrine sur la destinée humaine. Or cette doctrine, c’est l’homme même.


PAUL JANET.