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que celui qui les flatte et leur donne la pâture. Celui qui sait le mieux flatter a le plus d’amis. » Si Schopenhauer n’aimait pas les hommes, en revanche, comme tous les misanthropes, il aimait les bêtes. « S’il n’y avait pas de chiens, disait-il, je ne voudrais plus vivre ! » oubliant que tout à l’heure il voyait en eux le type de la lâche flatterie. Son chien, qu’il avait appelé Atma (âme du monde), est devenu célèbre. « Ce qui fait que j’aime la société de mon chien, disait-il, c’est la transparence de son être (die Durschsichtigkeit seines Wesens). Voyez, ajoutait-il en le caressant et en le regardant dans les yeux, mon chien est transparent comme un verre. » Sa mort lui causa un grand chagrin : « J’ai perdu mon cher, mon beau, mon noble, mon bien-aimé chien, il est mort de vieillesse, âgé de dix ans. J’en ai été profondément affligé et longtemps. « 

Le mépris des hommes s’unissait chez Schopenhauer à une assez haute opinion de lui-même. La modestie lui paraissait une vertu de philistin. Il ne dissimulait pas beaucoup qu’il se considérait comme un homme de génie. Il s’appelait lui-même le Lavoisier de la philosophie. Ce mépris des autres, cet amour de soi, nous explique la brutalité grossière de sa polémique. Il disait : Qui non hahet indignationem, non habet ingenium. Cependant il était prudent dans son indignation même, car il avait consulté un juriste de ses amis pour savoir jusqu’où il pouvait aller dans ses invectives contre les professeurs de philosophie sans s’exposer à un procès. Au reste, comme la plupart des philosophes originaux, il détestait les objections. « Je suis fatigué, écrivait-il à son disciple Frauenstædt, de m’épuiser sur des malentendus et de nettoyer les écuries d’Augias. Je puis mieux employer mon noble temps. Épargnez-moi vos scrupules et vos objections. »

Un des traits remarquables de Schopenhauer était encore sa crédulité et sa superstition. Il croyait aux revenans, à la double vue, aux tables tournantes, aux esprits frappeurs ; et tout cela avait sa place dans sa philosophie. Sa conversation paraît avoir été supérieure, pleine de feu, d’humour et d’action. Son geste était fréquent et rapide. Il aimait les explications intuitives. Pour ajouter un dernier trait qui ne contredit pas les autres, disons qu’en politique Schopenhauer était absolument un réactionnaire. Il était, dit M. Gwinner, « un aristocrate de la veille. » Il n’avait pas assez d’expressions de mépris pour ce qu’il appelait « la canaille souveraine. » Le libéralisme, la démocratie, le progrès humanitaire, étaient à son point de vue pessimiste des sottises et des chimères. Il n’était pas, à ce qu’il parait, beaucoup plus dupe du patriotisme. Mais il aimait les arts, et en particulier la musique. Mozart était son dieu, et, quoique Wagner fût un de ses adhérens, il en