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y a là sans doute bien de l’illusion, et c’est un jugement assez étrange de transformer Jean Reynaud en bouddhiste et le plus croyant des hommes à la vie future en un apôtre du nirvana. Mais une méprise plus piquante, c’est le jugement porté par Schopenhauer sur l’auteur de l’article en question, a L’auteur de cette critique, dit-il, est un cagot qui argumente contre Jean Reynaud au nom du P. Malebranche et aussi en général au nom de Dieu, toujours Dieu et encore Dieu. Lorsque le vieux Juif paraît, tout est perdu ; qu’on lui ferme la porte. » Quel est donc ce cagot, si confit en Malebranche et si plein du bon Dieu qu’il en a fatigué notre philosophe ? On n’apprendra pas sans étonnement en France que c’est — M. Taine[1]. C’est ici qu’on voit combien il est difficile de se juger d’un pays à l’autre.

Si nous passons maintenant au caractère personnel de Schopenhauer, commençons par relever le trait qui lui fait le plus d’honneur : la sincérité. Sa mère, tout en se plaignant amèrement de lui, disait : « Sa plus grande vertu est l’amour de la vérité. Jamais je n’ai entendu un mensonge dans sa bouche. » Grand éloge pour un philosophe, dit avec raison M. Gwinner, et qui doit racheter bien des fautes. La contre-partie de cette vertu fut la misanthropie systématique que tout le monde connaît, et qu’il s’attribuait lui-même. Mais il distinguait deux espèces de misanthropie : l’une immorale, disait-il, toute subjective, qui porte contre les hommes en particulier ; l’autre objective et morale, née de la connaissance de la méchanceté des hommes en général. Il y a entre ces deux misanthropies la même différence qu’entre le suicide et l’ascétisme : l’une est égoïste, l’autre désintéressée. Cette dernière sorte de misanthropie, suivant M. Frauenstædt, était celle de Schopenhauer. Il était, dit M. Gwinner, non pas μισανθρωπος, mais ϰαταφρονανθρωπος, il avait, non la haine, mais le mépris des hommes. Ce qui est certain, c’est qu’un tel homme devait avoir peu d’amis, et il le reconnaissait lui-même ; mais, bien loin d’y voir une infériorité, il s’en faisait honneur. « Rien ne prouve moins la connaissance des hommes, disait-il, que de mesurer la valeur de quelqu’un par le nombre de ses amis, comme si les hommes donnaient leur amitié d’après la valeur et le mérite ; au contraire, ainsi que les chiens, ils n’aiment

  1. En effet, le premier travail de M. Taine dans la Revue est l’étude sur Jean Reynaud (1er août 1855). La méprise de Schopenhauer se comprend du reste parfaitement. Ne connaissant ni Jean Reynaud, qu’il n’avait pas lu, ni M. Taine, alors tout à fait inconnu, il a cru voir dans les objections de celui-ci, effectivement empruntées au père Malebranche, les pensées d’un mystique orthodoxe, tandis que tous ceux qui connaissaient les deux écrivains ne se sont pas, même alors, mépris un seul instant. En réalité, c’était au contraire une protestation, au nom des lois impersonnelles ou volontés générales, contre la personnalité divine, plus ou moins exagérée par Jean Reynaud : c’était la première réaction de la métaphysique contre la théodicée.