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d’une vie toute française, et il se familiarisa tellement avec notre langue qu’il oublia la sienne, et lui-même nous dit qu’il fut obligé de la rapprendre lorsqu’il fut de retour dans son pays. Cette éducation demi-française eut une assez grande influence sur l’esprit de notre philosophe, et il n’est pas téméraire de supposer qu’elle a contribué à lui donner ce goût de la clarté et de la précision, et cette horreur du jargon métaphysique qui le distingue d’une manière particulière entre les philosophes de son temps et de son pays. Il était très familier avec les philosophes et les moralistes du XVIIIe siècle. Il attribue lui-même à Helvétius, à Cabanis, une influence décisive sur la formation de ses idées. Il cite fréquemment Chamfort, dont la misanthropie amère a beaucoup d’analogie avec la sienne. On a vu qu’il avait respiré dans la maison paternelle l’admiration de Voltaire, que lui-même appelait « le grandiose Voltaire, » et l’on ne peut douter que Candide n’ait été pour beaucoup dans la formation de son pessimisme systématique. Son biographe Gwinner conjecture aussi que Chateaubriand, qui était alors dans tout l’éclat de la gloire, lors du séjour de Schopenhauer en France, si jeune qu’il fût alors, a pu avoir quelque influence sur l’esprit du jeune homme par son pessimisme poétique et mélancolique; mais outre qu’aucun témoignage ne justifie cette conjecture, elle est au contraire démentie, selon toute apparence, par l’opposition absolue qui existe entre ces deux natures. La mélancolie religieuse, solennelle et poétique de Chateaubriand devait être absolument antipathique au génie cynique et systématiquement impie du jeune incrédule. Sa mélancolie ressemblerait plutôt à celle d’Obermann qu’à celle de René ; mais il ne cite jamais ni l’un ni l’autre, et encore une fois ce sont nos auteurs du XVIIIe siècle, et non ceux du XIXe, dont on retrouve la continuelle influence dans ses écrits.

Ce n’est pas seulement la France que Schopenhauer visita dans sa jeunesse et dont il apprit la langue : il passa également six mois à Londres, étudiant la langue et la littérature anglaise, qui lui devinrent plus tard aussi familières que celles de la France ou de son propre pays. Il savait encore l’italien et l’espagnol, et avait lu les grands classiques dans toutes ces langues. Ses écrits sont remplis de citations empruntées aux moralistes de ces différens pays, et l’on est étonné de l’étendue et de la variété de sa culture littéraire, surtout quand on songe qu’il avait été élevé pour le commerce. Plus tard, il apprit tout seul les langues classiques, le latin et le grec, dont il était si loin de méconnaître l’importance qu’il disait : « Celui qui sait le latin est à celui qui ne le sait pas comme celui qui sait lire à celui qui ne sait pas lire.»

En 1807, Schopenhauer perdit son père, et cette mort changea