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censitaires ou non, elles aboutissent toujours à la même fin, au triomphe du gouvernement. Le corps électoral n’est pour le pouvoir du jour qu’un instrument flexible, qu’un écho fidèle aux injonctions de l’administration. Cette égale docilité du pays sous les régimes électoraux les plus différens montre combien il est peu mûr pour le suffrage universel. La première chose pour l’Espagne est d’apprendre à pratiquer la liberté du vote, et à cet égard le suffrage restreint est certainement la meilleure école. Quand le droit de vote est ainsi un jeu pour les gouvernemens et les partis, ce n’est pas en l’étendant à tous qu’on en rendra l’exercice plus digne et qu’on donnera aux élections la sincérité sans laquelle il ne saurait y avoir de vraie liberté.

En Espagne, le mal est si invétéré qu’il semble difficile d’y porter remède. Toutes les opinions ont leur part de responsabilité dans les pratiques qui depuis trente ans ont vicié les élections jusqu’à faire douter qu’un instrument à tel point faussé puisse de longtemps être redressé. Pression administrative et fraudes électorales, épuration ou élimination arbitraire des listes, intimidation des votans, falsification des votes, tous les procédés inventés en d’autres pays pour diriger les choix du peuple sont entrés dans les mœurs politiques de l’Espagne et devenus d’un usage si général, qu’employés presque également par tous les partis au pouvoir, ils n’excitent plus l’indignation ou l’étonnement d’aucun. Le régime constitutionnel, ainsi corrompu dans sa source, paraît incapable d’être assaini.

En aucun pays, les anecdotes électorales ne sont aussi nombreuses; les héros des plus scandaleuses sont les premiers à les conter et à s’en faire gloire. En voici un exemple que je tiens d’un propriétaire de la province de Santander. Cet homme sans préjugés se vantait de faire toutes les élections de sa commune à l’aide de l’alcade, qui, étant son débiteur, était dans sa main. Un jour, le propriétaire, contrairement à son habitude, se trouva soutenir un autre candidat que celui du ministère. L’embarras de l’alcade était grand, il n’avait point les mains très nettes du côté des bois de l’état, et le gouverneur lui avait laissé entendre que, si sa commune ne donnait pas 300 voix au gouvernement, l’alcade pourrait aller expier ses délits forestiers dans les présides d’Afrique. Le propriétaire ne se tint pas pour battu : « Vous ne pouvez faire une élection contre le gouvernement, dit-il à l’alcade, vous pouvez être malade et me laisser la place. » Ce qui fut dit fut fait. Le magistrat municipal resta au lit tout le jour de l’élection, grâce à une grave indisposition bien et dûment constatée par certificat de médecin. Le propriétaire s’installa dès le matin à l’ayuntamiento avec quelques-uns de ses amis, constitua avec eux la mensa, le bureau,