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pauvre; par là même un vote éclairé et indépendant y est à la portée d’un moins grand nombre de citoyens. Le suffrage universel est le régime naturel d’une société démocratique, le système censitaire est d’autant plus à sa place qu’un pays est moins avancé dans la voie démocratique. Or l’Espagne n’est pas seulement moins riche que la France, la richesse y est partagée entre moins de mains. La distribution de la propriété suffirait à rendre compte de la diversité des lois électorales dans les deux états. La France est le pays de l’Europe où la propriété territoriale est le plus divisée et où la rente nationale est répartie entre le plus de familles ; à ce titre elle devait être la première des nations européennes à tomber dans le suffrage universel. Dans la plus grande partie de l’Espagne au contraire, la terre est encore agglomérée en vastes domaines. La substitution ou vinculacion, les majorats, ont été supprimés sous le règne d’Isabelle, mais la loi du partage égal n’a pas encore eu le temps de couper les grands domaines et de morceler les champs. L’abolition de la mainmorte et la vente des biens ecclésiastiques n’a pu dans un pays privé de capitaux beaucoup démocratiser la propriété foncière. La grande propriété, qui a été une des causes de la dépopulation de la Péninsule, tient souvent le paysan, l’aldeano, dans la dépendance du propriétaire. « Chez moi, me disait un Castillan, tous les villageois sont à moi, et leurs votes m’appartiennent. »

Partout en effet il y a un lien étroit entre l’état politique et l’état économique; le premier ne s’explique jamais que par le second. En des pays tels que l’Espagne, le manque d’indépendance du plus grand nombre fait du suffrage universel un leurre et peut même en faire un péril pour la liberté. Chez une population agricole, souvent dans la main des grands propriétaires et souvent sous l’influence du clergé, le suffrage universel, sincèrement pratiqué, risquerait de tourner contre les idées et contre les partis qui le réclament. Des pays plus riches que l’Espagne, l’Italie, par exemple, sont encore dans ce cas : le meilleur moyen d’y compromettre la démocratie, c’est de leur appliquer prématurément les solutions démocratiques. L’avenir sera probablement partout contraire au cens : le droit de vote est comme une côte, sur laquelle on n’est sûr de s’arrêter que lorsqu’on l’a descendue tout entière. Le suffrage universel est le terme naturel de toutes les réformes électorales; mais parce qu’on y doit aboutir un jour, ce n’est pas une raison de s’y précipiter et de se laisser glisser sur la pente au risque de verser et de choir en arrivant au bas. En Espagne, il est vrai, on ne peut mettre à la charge du mode de suffrage aboli aucun accident fâcheux qui eût été évité avec le frein du cens. Au sud des Pyrénées, le régime électoral semble jusqu’ici ne rien changer aux résultats des élections ;