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nouvelles n’attend que des chimères enfantines ou l’avènement de la licence; c’est le peu de maturité intellectuelle de la nation, chez laquelle les idées libérales du dehors et les traditions d’un passé doublement autoritaire se mêlent et se confondent en une sorte de chaos, de désordre inextricable. Les semences apportées par les vents du nord semblent être tombées au hasard sur un sol encombré de broussailles, assez fortes pour arrêter la croissance des germes nouveaux sans l’être assez pour les étouffer. L’Espagne est à la fois hantée des souvenirs du passé et obsédée des pressentimens de l’avenir; nulle part ne miroitent aux yeux tant de lueurs vagues et confuses, tant d’idées troubles et indistinctes, tant de ces notions indécises ou contradictoires, partout si fréquentes à notre époque de transition. Le caractère espagnol apporte, par ses qualités comme par ses défauts, d’autres obstacles au fonctionnement régulier du self-government démocratique. La sobriété tant vantée du Castillan, la modicité de ses besoins, son esprit d’endurance, lui rendent le désordre moins sensible et l’anarchie moins funeste, pendant que l’esprit d’aventure, toujours persistant dans la nation, lui fait prendre goût et plaisir aux joutes armées des partis et aux péripéties des luttes intestines. Épris des spectacles émouvans, l’Espagnol regarde facilement les séditions ou les pronunciamientos en spectateur curieux, en amateur des beaux coups, de même que, dans les courses de taureaux, la foule bariolée du barbare amphithéâtre crie volontiers bravo au novillo qui pousse vigoureusement les toreros et renverse le matador.

Une des grandes différences de l’Espagne et de la France, c’est le besoin de bien-être et par suite le besoin de travail, le besoin d’ordre et de paix de la dernière, qui sous ce rapport est encore singulièrement plus exigeante que sa voisine. La situation économique des deux pays est pour beaucoup dans la diversité de leurs tendances, le cadastre seul en donnerait la raison. A l’inverse de la France, l’Espagne est encore, dans la plupart de ses provinces, soumise au régime des grands domaines, des latifundia. Or il est difficile que la démocratie triomphe dans l’ordre politique avant de s’être enracinée dans les lois économiques. Comme en Espagne l’avénement de la démocratie est moins préparé, son règne serait plus dangereux et plus turbulent. Dans beaucoup des régions de la Péninsule, le droit de propriété est demeuré moins bien défini, moins précis, moins absolu qu’il ne l’est dans l’Europe centrale. La terre n’est point toujours entièrement sortie de ce régime primitif encore subsistant en Russie, où la communauté garde ses droits sur le sol[1]. Ici, en Estramadure par exemple, les villages avaient

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1876, notre étude sur la propriété rurale en Russie.