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fiévreuses, semble ainsi s’être hâtée pour nous devancer et avoir mis son amour-propre à ne jamais se trouver à la même étape que nous. La France et l’Espagne se sont, à quelques mois de distance, donné un gouvernement régulier, une constitution qui a la légitime prétention de vivre et de durer; mais, pour sortir de l’ère des révolutions, les deux pays ont pris une porte différente. De ces deux constitutions ainsi contemporaines, l’une monarchique, l’autre républicaine, il sera curieux de voir laquelle aura l’existence la plus longue et la plus calme.


I.

Comment deux pays si voisins et placés dans des conditions analogues, deux pays qui semblaient avoir fait même route, ont-ils inopinément pris deux chemins opposés? Il y a plusieurs causes à cette divergence, plusieurs causes qui, pour l’observateur, rendent la république naturellement plus turbulente, et par suite manifestement plus précaire en Espagne qu’en France. C’est d’abord la configuration géographique de l’Espagne, à la fois mieux séparée du reste de l’Europe et moins bien unie en elle-même. L’on regarde d’ordinaire le régime démocratique comme convenant mieux aux peuples isolés des autres, pourvus d’une frontière incontestée et n’ayant rien à craindre de l’étranger; sur la scène de l’histoire en effet, la concentration des pouvoirs est chez la plupart des peuples le dénoûment naturel d’une existence menacée ou disputée. L’Espagne n’en permet pas moins une observation inverse. Une nation péninsulaire comme elle, ceinte de l’immense fossé des mers, et, sur son seul côté vulnérable, couverte de l’indestructible bastion des montagnes, est peut-être d’autant plus exposée aux discordes intestines qu’elle est plus à l’abri des périls du dehors. Le sentiment de l’unité nationale diminue avec le besoin d’union. Moins dangereuse pour la vie du malade, la fièvre de l’anarchie peut durer plus longtemps au sud des Pyrénées, et par suite la substitution d’une république régulière à une monarchie séculaire y est plus malaisée. La frontière de l’Espagne, qui fait sa sécurité nationale vis-à-vis de l’étranger, fait à l’intérieur sa faiblesse politique. La France, au contraire, tire à cet égard un réel avantage de ce qui fait sa faiblesse militaire. Dénuée sur son flanc oriental de frontière naturelle, et aujourd’hui dépouillée de toute frontière artificielle de places fortes, la France ne saurait sans péril longtemps s’abandonner aux rêves des théoriciens politiques ou aux expériences des empiriques : les grandes démences ou les longues folies lui sont interdites parce qu’elles lui seraient mortelles.