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infligés à ses nationaux ou à ses intérêts. Si elle considère comme un grief la résistance de la Porte aux programmes qui lui ont été proposés, c’est là un fait qui n’a rien de particulier à la Russie, qui touche toutes les puissances, dont l’Europe réunie est seule juge, et le prince Gortchakof, en tenant toujours à représenter la Russie comme le soldat de l’intérêt européen, ne prétend pas, nous devons le dire, que l’armée du tsar ait reçu un mandat des puissances de l’Occident.

Que reste-t-il donc pour expliquer cette guerre entre les deux empires? L’intervention russe en Turquie est un de ces actes qui se proposent un objet moral. La Russie prend les armes pour la protection ou la délivrance des populations chrétiennes de l’Orient : c’est une croisade! Le grand-duc Nicolas, dans l’ordre du jour qui donne le signal du départ, tient ce langage : « Les chrétiens opprimés par le joug turc se sont soulevés contre l’oppresseur; le sang coule depuis des mois... Nous n’allons pas conquérir, nous allons seulement défendre nos frères opprimés et notre religion... » Délivrer, protéger, soit : c’est une entreprise pleine de noblesse, et la Russie est sincère, nous n’en doutons pas, quand elle dit qu’elle ne veut rien conquérir. Ne voit-on pas seulement ce qu’il y a de redoutable dans une guerre ainsi engagée sans cause positive, sans but précis, avec ce caractère vague et ces proportions indéfinies? Ne sent-on pas ce qu’il y a de menaçant dans une lutte où un empire peut tomber en ruines et où tous les antagonismes peuvent éclater soudainement en se compliquant de toutes les passions de race et de religion? La Russie se flatte d’obéir à des mobiles généreux, elle peut se promettre et promettre aux autres de limiter son action. Par le fait, la guerre actuelle n’a point de sens ou elle est une grande tentative de la puissance russe pour reconstituer, à la faveur des circonstances, son ancien ascendant en Orient. Voilà la vérité, et le premier effet de cette crise,-ouverte au milieu du fracas des armes, est nécessairement de réveiller à la fois toutes les questions, de créer d’inévitables inquiétudes, de contraindre toutes les politiques à chercher leur chemin et leur rôle à travers les événemens. C’est le grief que le cabinet de Saint-Pétersbourg donne contre lui à tous les esprits réfléchis de l’Europe, car enfin la Russie ne peut s’y méprendre : quelles que soient ses intentions pour l’avenir, elle commence par se lancer et par nous lancer avec elle dans l’inconnu ; pour accomplir son « œuvre civilisatrice, » elle commence par rompre un concert européen auquel elle a paru un moment attacher du prix, et elle ne peut plus faire un pas sans risquer de toucher aux rapports du continent, aux conditions internationales, aux traditions, aux intérêts permanens des principales puissances du monde.

La situation n’est point sans doute au-dessus de la prévoyance et de la bonne volonté des gouvernemens ; elle ne laisse pas d’être difficile pour tous. Que vont-ils faire? Jusqu’ici ils ont poursuivi ensemble une