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séance, tous les partis sont venus, dans une attitude inclinée, déposer des couronnes aux pieds de l’homme nécessaire. Ils ont tous dit : — Puisque nous ne pouvons le remplacer, conspirons avec ses médecins pour le rétablissement de sa santé. Abstenons-nous de toute discussion qui lui serait désagréable; ne faisons pas de bruit, ne parlons pas trop haut, ajournons les réformes que nous nous proposions de lui demander, et votons sans plus tarder celles qu’il nous demande et qui ne nous agréent qu’à moitié. Puisque nous avons le bonheur d’avoir à notre tête un grand homme, nous sommes tenus d’en prendre soin; périssent nos espérances pourvu qu’il se porte bien! — L’Allemagne est un pays où, dans les grandes occasions, le patriotisme l’emporte sur l’esprit de parti. Si le Reichstag n’avait pas fait son devoir, le pays l’aurait mis à la raison. Les villes et les campagnes se seraient émues, le meeting de Brème aurait trouvé partout de l’écho, et M. de Bismarck aurait prouvé une fois de plus qu’il tient l’Allemagne dans sa main.

S’il se plaint qu’il manque quelque chose à son triomphe, il est vraiment bien difficile. Peut-être dans les loisirs très occupés que lui procureront son congé et les plaines du Lauenbourg trouvera-t-il quelques instans pour relire Shakspeare, qu’il connaît si bien, et en particulier la tragédie de Coriolan, qui doit lui plaire entre toutes. Le grand poète y a peint un politique patriote et ambitieux qui a rendu d’éclatans services à son pays, mais qui souffre d’une maladie funeste et incurable, le mépris des hommes. Il n’a de respect que pour Volumnie, sa mère, ni d’affection que pour sa femme Virgilie, laquelle baisse la tête et se tait devant lui, et qu’il appelle en souriant « mon cher silence. » Lorsque le peuple ingrat l’exile de Rome : « Triste meute de chiens, s’écrie-t-il, dont je hais le souffle autant que les vapeurs d’un marais empesté, dont j’estime la tendresse autant que la carcasse d’un mort sans sépulture qui corrompt l’air autour de moi, ce n’est pas vous qui me bannissez, c’est moi qui vous bannis de ma présence. Restez où vous êtes avec vos pensées changeantes; que vos âmes soient à la merci du moindre bruit qui peut frapper vos oreilles! Que vos ennemis, en agitant leurs panaches, vous soufflent au cœur un lâche désespoir! Gardez toujours le pouvoir de bannir vos défenseurs jusqu’à ce qu’ennemis de vous-mêmes, incapables de vous sauver, votre ignorance vous fasse tomber aux mains de quelque nation qui aura raison de vous sans coup férir. Vous êtes cause que, méprisant ma patrie, je lui tourne le dos. Il y a un monde ailleurs. » Ah! que le sort de M. de Bismarck est différent de celui de Caïus Marcius, vainqueur de Corioles! Parle-t-il de quitter Rome, de l’abandonner à elle-même, à son ignorance, à ses pensées changeantes, Rome se met à ses pieds pour le retenir, et si jamais elle était tentée d’oublier ses promesses, il lui dirait : « J’ai voulu te débarrasser de moi; pourquoi m’as-tu retenu? » Il n’a pas définitivement