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est que, dans le fond, ce grand révolutionnaire a l’esprit tempéré et que, préoccupé de concilier des intérêts contradictoires, il suit avec une énergique persévérance une politique de transaction, trop audacieuse pour les uns, trop timide pour les autres. Il a dû rompre avec ses amis d’autrefois, avec les conservateurs prussiens, qui ne l’auraient jamais aidé à faire l’Allemagne. Il avait décidé dès le principe que le particularisme prussien était le plus tenace, le plus dangereux de tous, et que, pour pouvoir médiatiser les petits états, il fallait commencer par médiatiser la Prusse. Il ne pouvait exécuter ses desseins qu’en liant partie avec les nationaux-libéraux, qu’il aime peu et qui lui reprochent ses ménagemens; ces doctrinaires n’ont de goût que pour les mesures radicales. L’un d’eux disait : « L’Allemagne ne sera faite que lorsque nous serons débarrassés à jamais de toutes ces petites dynasties, qui ne s’occupent que de thésauriser. » M. de Bismarck tient plus de compte de ces petites dynasties, il n’est pas disposé à les jeter si cavalièrement par-dessus bord; il veut bien alléger le navire, mais il n’entend pas le décharger de son lest, et les petites couronnes servent à lester l’empire allemand. Les relations qu’il entretient avec les nationaux-libéraux sont sujettes à bien des difficultés, à bien des tracasseries. Il avait pensé qu’en déclarant la guerre à l’église catholique, il donnerait une satisfaction suffisante au radicalisme de ses alliés; mais les nationaux-libéaux acceptent avec gratitude tout ce qu’il leur donne et lui demandent avec insistance tout ce qu’il est résolu à ne pas leur donner. Ils le mettent en demeure d’instituer un ministère responsable de l’empire; il leur répond : « Le ministère, c’est moi, moi seul, et c’est assez. » Il veut être tout ou n’être rien, et il se refuse à partager la responsabilité avec qui que ce soit, au risque de succomber à la peine. Il adore le fardeau qui le tue.

La constitution de l’empire allemand est incomplète, elle devrait renfermer un article ainsi conçu : « Le chancelier de l’empire est tenu de se porter toujours bien. » Mais M. de Bismarck ne peut s’engager à se bien porter qu’à la condition que ses alliés ne lui donneront jamais aucun ennui et que les fonctionnaires à ses ordres feront tous serment d’être aussi intelligens que dociles, aussi dociles qu’intelligens. Il suffit d’un indiscipliné, d’un faiseur d’objections, d’un ergoteur, pour compromettre sa santé, et s’il ne peut obtenir la mise à pied de l’ergoteur, il parle incontinent de s’en aller. Plusieurs des mesures qu’il a le plus à cœur, le rachat des chemins de fer par l’empire, la réforme de l’impôt, l’établissement de droits compensateurs, avaient été critiquées en haut lieu, et, d’autre part, les dernières élections n’avaient pas répondu entièrement à ses désirs; il avait sujet de craindre que la majorité du Reichstag, avant de voter les nouveaux projets de loi, ne s’avisât, selon sa coutume, de lui faire ses conditions, qu’il juge inacceptables. Il a pris les devans, il a offert sa démission, comme il l’avait déjà fait en 1874.