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qui est chancelier de l’empire allemand et qui seul est responsable de tout ce qui s’y passe est en même temps président du ministère prussien, président du conseil fédéral, et il ne peut se dispenser de prendre une part active aux délibérations du Reichstag, et même des deux chambres prussiennes, quand il leur soumet quelque projet de loi qui intéresse les destinées de l’empire. Qu’il vienne à tomber malade, tout languit, ou la confusion se met partout. Quand M. de Bismarck se plaint de sa santé, on peut l’en croire, et il n’est point un malade imaginaire. Les sages prétendent qu’il se porterait mieux, s’il distribuait mieux son temps, s’il réglait mieux sa vie, s’il prenait plus de soin de ses redoutables nerfs. Il ne se couche jamais avant quatre heures du matin, il résiste au sommeil jusqu’à sept heures, il dort jusqu’à midi. A son réveil, les affaires ont eu le temps de s’accumuler, il les aborde avec humeur, avec chagrin ou même avec colère; c’est le terrible réveil du lion, quærens quem devoret. Les sages en parlent à leur aise. M. de Bismarck apprît-il à gouverner sa vie, ses heures et ses nerfs, il faudrait un miracle pour qu’il n’y eût jamais de crise dans sa santé et dans les affaires de l’état. Un corps d’airain pourrait seul résister, sans fléchir jamais, à cette charge effrayante d’occupations et de soins qui pèse sur la tête d’un chancelier de l’empire allemand. Cette machine est tout un monde, et le mécanicien qui l’a construite est le seul qui en connaisse le secret, le seul qui puisse la faire marcher et répondre de tout; si un rouage se détraque, c’est à lui qu’on impute l’accident, et c’est à lui de parer aux conséquences. Dès 1869, alors que la machine était moins compliquée, M. de Bismarck se plaignait à un de ses intimes que l’excès des fatigues eût ruiné son robuste tempérament; il lui exprimait sa crainte de ne pouvoir suffire jusqu’au bout à sa tâche, il lui témoignait le désir de trouver une combinaison qui lui permît de sortir du ministère prussien, pour se consacrer tout entier aux affaires de l’empire. Mais, comme l’ont remarqué judicieusement les auteurs d’un livre qui vient de paraître, a le gouvernement de l’Allemagne ne représente pas exclusivement les intérêts généraux de la fédération, il représente surtout les intérêts particuliers d’un état fédéré qui domine les autres; c’est pour cela que l’empire allemand, tout en empruntant les formes extérieures d’un état fédératif, constitue plutôt en réalité une union d’états demi-souverains avec un état souverain[1]. » M. de Bismarck ne peut renoncer à diriger les délibérations et la conduite du gouvernement prussien ; livré à lui-même, ce gouvernement enverrait peut-être au conseil fédéral des plénipotentiaires qui contrarieraient les vues du chancelier. Malgré qu’il en ait, M. de Bismarck doit gouverner un empire et un royaume. Les intérêts de ce royaume et de cet empire ne sont pas toujours les mêmes, il est tenu de les concilier, sous peine de se voir

  1. Précis du droit des gens, par MM. Th. Fruck-Brentano et Albert Sorel, Paris, Plon et Comp., 1877, p. 42.