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sa maison et les gens du dehors ; il s’est procuré la satisfaction de savoir ce que Berlin, l’Allemagne, le monde entier pensaient de lui, et il ne peut se plaindre du résultat de son enquête. Pendant quelques jours, le bruit a couru que le tout-puissant chancelier de l’empire germanique avait donné sa démission. Charles-Quint, accablé de gloire et de dégoûts, avait abdiqué l’empire pour se retirer au couvent de Saint-Just, où il employait son temps à régler des horloges. Personne ne soupçonnait M. de Bismarck de vouloir se retirer dans un couvent ; mais on assurait qu’usé par ses glorieuses fatigues, las de lutter contre des compétiteurs incommodes, contre des intrigues de cour qui traversent ses desseins et paralysent ses forces, irrité de ne pouvoir se débarrasser d’agens indociles qui résistent à ses fantaisies, il déposait l’écrasant fardeau de ses honneurs et de ses charges et qu’il avait résolu de s’enterrer à jamais à Varzin pour ne plus s’occuper que d’exploiter ses forêts et de compter ses sapins. Il y avait bien de l’invraisemblance dans ces bruits. Sans doute on n’ignorait pas que depuis longtemps une partie de la cour de Prusse nourrit des dispositions hostiles à l’égard du chancelier et qu’une auguste personne n’a jamais pu se réconcilier entièrement avec lui ; mais on savait aussi que l’impératrice d’Allemagne a renoncé à exercer quelque influence sur les affaires, qu’elle se contente de sauver sa dignité par son silence, qu’elle se recueille dans ce bonheur triste, mais fier, que procure aux âmes nobles le sentiment d’être toujours demeurées fidèles à leur caractère et de ne s’être jamais inclinées devant la fortune, et qu’enfin son action se borne à intervenir de temps à autre en faveur de tel de ses amis dont la situation est menacée par des coups de tête ou de boutoir. On savait également que depuis que le comte Arnim a été mis hors de combat, il n’est pas un homme en Allemagne qui se croie de taille à supplanter M. de Bismarck, et ceux qui connaissaient le général Stosch ont souri à la pensée qu’on pût transformer cet administrateur habile et capable en un rival dangereux de César. Le général a été bien surpris et plus chagriné encore que surpris du rôle qu’on lui attribuait ; il a trop de mérite pour se méconnaître, et il n’a eu garde de prendre au sérieux les portraits de fantaisie qu’on faisait de lui. Toutefois, malgré l’invraisemblance de la nouvelle, pendant quarante-huit heures l’Europe l’a tenue pour vraie. Plus d’un journaliste a pris la peine de raisonner longuement sur les causes et sur les conséquences d’un événement qui n’avait pas eu lieu ; d’autres ont cru le moment venu de prononcer sur l’illustre démissionnaire le jugement de la postérité, et ils ont accompagné leur verdict de considérations plus ou moins flatteuses, plus ou moins équitables. Au milieu de ce grand bruit de plumes courant à bride abattue sur le papier, la France s’est fait remarquer par sa discrétion, par sa réserve, par sa retenue ; elle a prouvé qu’elle ne voyait pas dans la retraite de M. de Bismarck un gage