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LA FAUSSE SORTIE
DU
CHANCELIER DE L’EMPIRE ALLEMAND

Les grands hommes aiment à savoir comment on parle d’eux quand ils ne sont pas là; ils se défient de la gêne qu’inspire leur présence, leurs flatteurs les ennuient, et ils inventent des artifices pour mettre les langues en liberté. Le calife Haroun-al-Rachid s’amusait quelquefois à revêtir un déguisement pour se promener la nuit dans les rues de Bagdad; à la faveur de son incognito, il entrait en conversation avec les passans, et il découvrait ainsi ce que le petit peuple des faubourgs pensait du calife et de son grand-vizir. On raconte aussi l’histoire d’un grand seigneur anglais qui mit à l’épreuve ses amis et ses ennemis en se faisant passer pour mort. Il se fit rapporter tous les commentaires auxquels avait donné lieu la fausse nouvelle, toutes les oraisons funèbres qui avaient été prononcées en son honneur. S’il eut le chagrin de constater que plusieurs de ses amis avaient pris fort gaîment leur parti de son accident, il ne fut pas fâché d’apprendre que quelques-uns de ses ennemis lui avaient rendu justice en disant : « Après tout, cet homme avait du bon. » Argan éprouva un déplaisir et un plaisir du même genre quand, sur le conseil de Toinette, il s’avisa de contrefaire le mort. Sa femme, dont il se croyait adoré, s’écria : « Le ciel en soit loué ! me voilà délivrée d’un grand fardeau. Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la terre? Un homme incommode à tout le monde, fatiguant sans cesse les gens et grondant jour et nuit servantes et valets. » En revanche, Argan eut la joie de se voir pleuré par sa fille Angélique, qu’il accusait à tort d’être une mauvaise fille ; il lui ouvrit brusquement ses bras en lui criant : «Je ne suis pas mort, et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel. »

M. de Bismarck vient de faire la même expérience que le malade imaginaire; il a mis à l’épreuve ses amis et ses ennemis, les gens de