Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par un épouvantail, de ne point reculer devant le simple masque de la guerre. Les illusions naturelles à tous les peuples, l’ignorance lettrée et présomptueuse du musulman, les prophéties des devineresses et des astrologues, encore fort en vogue à Stamboul, l’esprit de superstition des oulémas et des softas ont fait le reste, aidés des calculs des politiques ottomans qui n’ont cessé de spéculer sur la division des puissances, sur la tendresse des Magyars, sur un retour de sympathie de l’Angleterre. La détresse financière, qui semblait devoir rendre la Porte accommodante et pacifique, a peut-être été pour quelque chose dans son obstination et son attitude belliqueuse. Après avoir suspendu les intérêts de sa dette, avant même d’avoir encaissé tout son dernier emprunt, le divan en faillite ne peut espérer puiser de nouveau dans les économies de l’Europe. Il sent qu’il n’a plus aucun secours pécuniaire à recevoir de la Bourse et du Stock exchange. Comme un aventurier au lendemain d’une banqueroute, la Porte, n’ayant plus rien à attendre de la naïveté de ses créanciers, n’avait qu’à mettre à profit les sommes qu’elle était parvenue à leur soustraire.

Grâce aux milliards des aveugles capitalistes de l’Occident, la Turquie est aujourd’hui dans une situation militaire où elle aura peine à se retrouver de longtemps; elle a une armée bien équipée, des fusils perfectionnés, des canons Krupp, un nouveau matériel. Les folies du maniaque Abdul-Aziz n’ont pas été tout à fait inutiles à l’empire : il lui doit sa marine de guerre et ses beaux cuirassés, qui pourront contribuer à la défense du Danube. Ainsi armé et outillé, ainsi équipé à neuf aux frais de l’Europe, et sentant qu’il ne pourra de longtemps retrouver une pareille bonne fortune, le Turc est singulièrement tenté de s’en aller en guerre et de montrer qu’il n’est pas encore le paralytique dépeint par ses ennemis, ou le vieillard impotent dont un voisin ambitieux n’a qu’à étendre la main pour recueillir l’héritage. Aujourd’hui il peut entrer en lice, dans quelques années il ne le pourra peut-être plus. Voilà pour la Porte un motif de montrer à tous qu’il faut encore compter avec elle, et d’accepter une lutte que ses concessions ne feraient que retarder. Les indécisions apparentes de la Russie n’ont pu que confirmer le divan dans ses résistances; plus le tsar se montrait modéré et conciliant, laissant réduire par la conférence ses prétentions à un minimum aisément acceptable pour la dignité ottomane, et plus les Turcs, croyant découvrir des incertitudes chez leurs antagonistes, se montraient fiers, susceptibles, intraitables. Il y a des adversaires devant lesquels il ne faut jamais avoir l’air de reculer. Les Orientaux sont du nombre. Les Turcs se laissent aussi volontiers encourager par leurs souvenirs; ils se rappellent qu’en 1828