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mécontentement public. Les gens qui faisaient ces beaux projets savaient bien que l’on s’était laissé, maladroitement pour ne dire plus, acculer dans une impasse, et que l’on n’en pouvait sortir que par la porte d’une paix onéreuse ; mais néanmoins ils s’en allaient criant : « Gardons nos armes ! » qu’on ne leur demandait pas, et promettaient toute victoire à des gens qui n’avaient pas envie de se battre. Ils insistaient principalement sur l’héroïsme, — c’était le mot consacré, — inutilement déployé par la garde nationale et sur tant de souffrances vainement endurées.

Ici, il faut intervenir, avoir le triste courage de dire la vérité et rendre à chacun la part qui lui appartient. Oui, la population de Paris a été héroïque ; oui, elle a supporté avec une admirable abnégation la faim, le froid et toutes les misères qui en découlent ; oui, elle a accepté tous les sacrifices, subi tous les amoindrissemens de la vie, dans la ferme croyance que notre pauvre pays parviendrait à conjurer le sort dont il a été accablé ; mais il est criminel de faire honneur de toutes ces douleurs et de toutes ces vertus à la seule classe ouvrière, à celle qui s’appelle orgueilleusement le prolétariat, car c’est incontestablement celle qui a le moins pâti. Régulièrement payé comme garde national, l’ouvrier a toujours eu « le sou de poche, » qui lui manque parfois dans l’existence de l’atelier : il recevait, nous l’avons déjà dit, indemnité pour sa femme, indemnité pour ses enfans ; l’état ou les cantines de quartier lui distribuaient des vivres suffisans ; jamais il n’a bu plus de vin, jamais plus d’eau-de-vie que pendant cette époque de privation générale. La solde était fournie par le ministère des finances avec une ponctualité irréprochable, et, en la répartissant, l’on n’y regardait pas de trop près : il y eut plus d’un garde national qui appartenait à deux ou trois bataillons ; tous étaient mariés, et il était assez rare qu’ils n’eussent qu’un enfant. « La solde était quelque chose de fantastique, dit un témoin oculaire[1]. Il y avait des capitaines qui se faisaient des rentes en touchant la solde pour 1,500 hommes quand ils en avaient à peine 800 ; il y en a qui ont dû faire fortune. » Ceci est strictement vrai, et plus d’un de ces hommes a dit, en parlant de cette époque : « Ah ! c’était le bon temps ! » Ce qui a souffert pendant le siège, souffert le martyre sans se plaindre, c’est le petit rentier, le mince employé, c’est l’ouvrier ou le contre-maître, empêché par une infirmité physique de faire acte de présence au poste, c’est le vieux domestique congédié, c’est l’institutrice sans salaire, la veuve ou la fille pauvre, c’est la demi-petite bourgeoisie en un mot, qui, n’ayant que des ressources minimes, ne pouvait acheter

  1. Enquête, etc., t. II, déposition 469.