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de Wordsworth, sont à une trop grande profondeur pour pouvoir s’exprimer par des larmes :

« 21 août 1834. Avec quelle facilité n’ai-je pas marqué ces pages du sceau des semaines, des mois et des années écoulées, toutes uniformes et toutes vides! Quelle étrange puissance y a-t-il là : voir à travers une longue suite de temps, et ne rien voir ! Tout cela maintenant n’est que pure abstraction, symboles sans réalité. Rien ici de réellement visible; c’est un ensemble de chiffres, de signes conventionnels, limites imaginaires de choses que l’imagination ne se représente pas. Il n’y a ici ni joie, ni chagrin, ni plaisir, ni peine. Cependant quand vraiment le temps viendra, quand arrivera le jour amené par le cours de l’année, quels prodigieux événemens marqueront peut-être cette page ! Quelle angoisse, quelle horreur, ou peut-être quelle joie, quelle divine élévation de l’âme ! Ici sont renfermées des fièvres, des tortures horribles « dans leur embryon sacré endormies; » ici se trouvent les plus tristes revers, le dénûment et le désespoir, la faim et la nudité, sans un lieu où reposer la tête, des jours fatigans, des nuits sans fin dans leur insupportable et noire monotonie, toutes les variétés de la misère sous la même teinte sombre, assoupissemens sans sommeil, veilles sans animation, rêves confus sans rien de distinct. Et toutes ces pages ont un air d’innocence et de bonté, toutes se ressemblent. J’y ai déposé quatre-vingts années et vingt-trois jours, et j’y pourrais mettre encore cent et soixante années. Mais à quel endroit la plume, toute prête à poursuivre le récit, tombera-t-elle de mes mains pour ne plus être reprise? » L’instant que Godwin prévoyait n’était plus bien loin. La plume lui tomba des mains le 26 mars 1836. Quelques jours après, il était mort.

Du philosophe et du romancier, il ne reste aujourd’hui qu’un nom. Un système qui abolissait toutes les lois morales et ne laissait subsister que celle qui a pour objet le bonheur, qui supprimait toutes les institutions politiques comme autant d’obstacles, qui voyait dans tout gouvernement une tyrannie et dans toute assemblée nationale la tyrannie de la majorité, ce système n’avait pas grande chance de prendre racine en Angleterre. Quant au millenium promis à l’humanité à la condition qu’elle voulût bien se soustraire aux impostures sociales sous le joug desquelles elle gémissait, le réformateur à la fin de sa carrière semblait en avoir désespéré le premier même en théorie; au fond, il survivait à ses croyances. Il survivait aussi à la réputation de son œuvre littéraire et pouvait prévoir que sa place serait bien petite dans le groupe brillant des écrivains de ce siècle.


LÉON BOUCHER.