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d’un peu d’argent. — Il n’était pas parti depuis une heure, ajoute Robinson, que Rough arriva pour me demander si Godwin ne pourrait pas lui escompter un billet. » Cette anecdote caractéristique est malheureusement trop vraisemblable, et la scène décrite par Robinson dut se répéter sans doute plus d’une fois dans le cours d’une vie où la gêne fut la règle et l’aisance l’exception. Que Godwin ait été coupable de négligence, de désordre et de générosités déplacées, cela n’est pas douteux. Avec plus de soin, il aurait pu fournir plus honorablement aux besoins de sa famille; mais il aurait fallu qu’on tînt la bourse pour lui. L’idée qu’il ne serait jamais capable de régler ses dépenses sur ses recettes ne fut pas étrangère à ses divers projets de mariage, et, l’occasion d’une nouvelle tentative s’étant présentée, il la saisit avec empressement.

Au nombre des adeptes de ses enseignemens philosophiques il avait jadis compté deux jeunes époux. Maria James, fille d’un marchand anglais de Constantinople, joignait à une grande beauté l’attrait romanesque d’une éducation orientale. L’architecte Reveley l’ayant rencontrée à Rome, où elle étudiait la peinture sous Angelica Kauffmann, s’était épris d’elle, avait obtenu sa main et l’avait emmenée à Londres. En 1799, Reveley mourut subitement. Godwin, qui jusqu’alors n’avait vu dans Mme Reveley qu’une charmante élève, supposa tout d’abord que la séduisante personne ne ferait pas difficulté d’échanger ce titre contre un titre plus doux. Il attendit un mois avant de demander l’autorisation de lui exposer verbalement sa requête, et, sur le refus de Mme Reveley, il mit la main à la plume, ce qui était, on l’a vu, sa ressource préférée. L’aimable veuve avait eu, parait-il, le malheur de lui faire entendre que l’opinion du monde et la coutume exigeaient qu’elle vécût dans la retraite pendant quelque temps. Et Godwin de tonner contre ces servitudes de l’usage qui font de la femme une esclave. Il la pressait de secouer ses chaînes, en d’autres termes, de lui ouvrir la porte. La porte resta probablement fermée, car le mois suivant il en était encore réduit à la correspondance. Dans l’intervalle. Mme Reveley avait repoussé assez loin l’idée de mariage. Godwin entreprit alors de lui démontrer: 1° qu’elle devait l’aimer; 2° qu’elle l’avait aimé; 3" qu’elle était tenue de montrer si elle avait un cœur ou si elle n’en avait pas; 4° qu’il avait l’âme trop vigoureuse pour mourir d’un refus. Cette dernière assertion, peu galante au premier abord, ne l’empêchait pas entre temps de faire quelques allusions capables de flatter une vanité féminine, au risque d’encourir le reproche de contradiction apparente. « Vous êtes invitée, lui disait-il, à faire l’unique bonheur de l’un des hommes les plus connus de son temps... Vous prétendez que vous ne pouvez vivre sans passion, et cependant vous préférez une pure abstraction, le billet inconnu que