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plus romanesque. Elle redoutait aussi la différence des opinions religieuses, car elle croyait en Dieu. Godwin entreprit de vaincre ses répugnances sur tous ces points avec une ardeur, une ténacité et une confiance en soi-même qui donnent à cette correspondance amoureuse un caractère tout à fait imprévu. C’est, si l’on peut ainsi dire, une série de sermons laïques que le philosophe adresse à celle dont il veut conquérir le cœur. Il lui démontre d’abord qu’elle aurait tort de quitter la vie sans avoir su ce qu’est la vie, façon plus insidieuse que modeste de laisser entendre qu’il était seul capable de lui en faire connaître la valeur, et ensuite qu’en ce qui concerne son développement moral, elle aurait tout à gagner à le prendre pour époux, flatterie dont on peut contester le raffinement. « Quand je vous regarde, lui disait-il galamment, quand je cause avec vous, ce qui me charme c’est bien plus l’image de ce que vous pourriez être que la contemplation de ce que vous êtes. » Miss Lee se montra rebelle à ce conseil : l’idée ne lui souriait pas d’être pour ce Pygmalion une autre Galatée; elle se trouvait suffisamment parfaite telle qu’elle était. Elle se rejetait toujours sur la question religieuse, opposant la foi chrétienne à l’athéisme de son prétendant. Celui-ci s’évertuait alors à lui prouver par des exemples bien choisis qu’il existe une morale indépendante où tous les honnêtes gens peuvent se donner la main, et il lui reprochait de parler en disciple du XIIe siècle. Miss Lee fut encore insensible à cet argument historique. En désespoir de cause, Godwin passa de la posture de suppliant à celle de juge. Dans une péroraison pathétique, il dénonça son endurcissement à la coupable, et s’en lava les mains.

La philosophie devait être vaincue dans cette passe d’armes. Miss Harriet Lee fit réflexion qu’il fallait y regarder à deux fois avant de sacrifier une indépendance de quarante années, et, coupant court à la dialectique de Godwin, elle déclara à ce dernier qu’elle serait toujours son amie, mais qu’elle ne serait jamais sa femme. Elle devait avoir encore plus d’un demi-siècle pour se repentir ou pour se louer de cette résolution, car elle ne mourut qu’en 1851. Afin de se consoler, Godwin écrivit le roman de Saint-Léon, qui n’eut pas le même succès que Caleb Williams, mais fit de nouveaux disciples parmi les jeunes enthousiastes qui venaient lui demander des conseils et quelquefois aussi de l’argent pour faire leur chemin dans le monde. Les conseils, il en avait toujours une abondante provision; quant à l’argent, lorsqu’il ne possédait pas la somme requise, ce qui était généralement le cas, il l’empruntait. Crabb Robinson, assez méchante langue d’ailleurs, raconte dans son amusant journal qu’une fois, Godwin, qui la veille avait dans un dîner fait la connaissance de l’avocat Rough, vint lui dire : « A propos, croyez-vous que Rough me prêterait 50 livres? j’ai justement besoin