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par ses propres remords, il avouera son crime devant un magistrat. Cette donnée, qui pouvait être mise en œuvre d’une façon vraisemblable, est présentée par Godwin avec si peu d’habileté qu’on se refuse à y voir autre chose qu’un jeu d’imagination. Les acteurs chargés de la développer s’acquittent de leur rôle avec beaucoup de conscience, mais on ne parvient pas à les croire vivans. Ils se traitent réciproquement de serpens, de ministres, de scélérats, de rebut du monde; on ne fait qu’en rire, car ils n’existent pas. On les a pris d’abord pour des épileptiques, on s’aperçoit bientôt qu’on s’est trompé : ce ne sont que des mannequins pourvus du don de l’intelligence et de la parole. Ils ne mangent, ni ne boivent, ni ne dorment comme les autres hommes; ils dissertent, ils dialoguent en trois points par raisons démonstratives, et le reste du temps ils se regardent penser. Falkland, le héros, commence par tuer en traître un homme qui l’a brutalement outragé, laisse accuser et pendre deux innocens et continue en accumulant les calomnies et les impostures sur la tête de Caleb; il n’en reste pas moins pour celui-ci « le plus noble esprit qui ait vécu parmi les fils des hommes. » Seulement il avait « bu dans sa jeunesse le poison de la chevalerie; » cette fausse idée de l’honneur l’a perdu. Quant à Caleb, c’est une âme « sensible, » on ne peut le contester; mais lorsque la sensibilité se fait sotte à ce point, elle n’inspire pas une admiration très vive. Par ces deux personnages qui sont les meilleurs, on peut juger des autres. Sous ce fatras, une thèse se devine : c’est que la justice n’est faite que pour protéger le fort et pour écraser le faible. Godwin a voulu trop prouver. Et pourtant, quoiqu’il n’y ait ni poésie, ni esprit, ni passion dans Caleb Williams, le livre n’est pas une œuvre vulgaire. Il témoigne d’une certaine puissance et donne l’idée d’un cauchemar en plusieurs volumes. Ce genre était alors à la mode. On a depuis tenté de le remettre en honneur, mais on s’y est pris avec plus d’art. Aussi ne peut-on s’empêcher de sourire quand on compare l’invraisemblable grossièreté des ressorts employés par le romancier avec la perfection de mécanisme que présentent aujourd’hui ces sortes d’ouvrages.

Si Godwin était mort à ce moment, la littérature n’y aurait pas perdu grand’chose, et l’auteur de Caleb Williams y aurait gagné de pouvoir partager la gloire incomplète, et par cela même plus touchante, dont le souvenir de la postérité entoure tous ces écrivains enlevés avant l’âge et qui n’ont pas rempli leur destinée. En revanche, l’histoire du philosophe ne présenterait pas l’intérêt qu’elle doit en partie aux personnes distinguées qui s’y mêlent dès lors. En effet, dès que Mary Wollstonecraft paraît, le roman, que Godwin reléguait froidement dans le domaine de la fiction, se montre dans celui de la réalité. C’est une destinée singulière que celle de cette