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Le paradoxe y prend un air si déclamatoire et la vérité des façons si brutales! On l’a dit, le grand défaut de cette philosophie, c’est qu’elle est trop ambitieuse, et l’ambition perdit les anges. L’auteur de la Justice politique prend la raison abstraite pour règle universelle de conduite, et pour fin le bien abstrait. Le jour où chaque être humain faisant ce qui lui semble bon fera en même temps le bien de la communauté, le grand secret de la politique sera trouvé. En attendant, tout doit céder devant la raison, suprême régulatrice du monde idéal que l’auteur construit. C’est la raison qui doit apprendre par exemple à la femme de chambre de l’archevêque de Cambrai qu’il lui faut se laisser brûler dans l’incendie pour sauver son maître, parce que sa propre vie est d’un moindre intérêt pour l’humanité. Et si cette femme de chambre est la mère ou la femme de Godwin, entre elle et l’archevêque, Godwin sauvera celui-ci, parce que la justice pure exige que des deux valeurs la plus petite soit sacrifiée. Quant à l’archevêque, il ne sera tenu envers son bienfaiteur à aucune reconnaissance personnelle, vu que ce dernier aura, comme certain personnage du Festin de Pierre, agi pour l’amour de l’humanité. Avec de pareils argumens, on va loin. Aussi, quand l’auteur arrive à la question de la propriété et à celle du mariage, n’est-on pas surpris du tout de l’aisance avec laquelle il fait place nette. La justice veut que les biens de la fortune n’appartiennent légitimement qu’à ceux qui en ont le plus besoin ou à ceux qui en feront le meilleur usage. Étant donné par exemple un morceau de pain, c’est au plus affamé qu’il doit revenir. S’il en est autrement, c’est que la religion, s’accommodant à tous les préjugés et à toutes les faiblesses du genre humain, a substitué la charité à la justice. Le mariage est aussi une propriété, et la pire de toutes, et l’abolition de cette loi funeste, loin d’ouvrir la porte à la dépravation, n’entraînerait avec elle que des conséquences heureuses. Peut-être, dit Godwin, prévoyant une des nombreuses objections que soulève cette opinion hardie, peut-être d’autres que moi préféreront-ils la même personne : il n’y a là aucune difficulté. Nous pourrons tous trouver du plaisir à sa conversation, et nous serons tous assez sages pour considérer le reste comme une bagatelle sans importance. C’est, on le voit, la théorie des femmes spirituelles que certaines sociétés américaines pratiquent avec un succès contesté. Il est vrai que Godwin, sur ce point délicat, devait plus tard changer d’avis. Le jour où le philosophe, se trouvant personnellement intéressé dans la question, éprouva, non pas même l’amour, mais seulement une de ces amitiés qui, pour parler comme Fontenelle, ont l’air amoureux, ce jour-là il s’avisa que ses principes souffraient au moins une exception, et, comme tout le monde, il se maria.

Quoi qu’il en soit, le livre de Godwin n’eut pas le succès de scandale