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théâtre, avait l’ingénieuse idée d’aller acheter fort cher en Allemagne des tableaux qu’il expédiait à grands frais en Angleterre et dont personne ne voulait à aucun prix. Ces amitiés, que resserraient les difficultés de la vie, n’échappaient pas à la loi commune et connaissaient les tempêtes. Godwin a toujours aimé « dire à Juda son forfait et à Israël son iniquité. « Il excellait à blesser les gens, étant lui-même fort susceptible. Les deux billets suivans que lui écrivit une fois Holcroft donnent une idée suffisante de la rapidité avec laquelle on passait dans ce monde-là de l’état de paix à l’état de guerre :

« Je ne vous ferai certainement par défaut mardi. Dieu voulant. Si j’avais le pouvoir d’écarter de nous tous les difficultés, oh ! l’on verrait de belles choses. Pour l’amour du ciel, ne vous tourmentez point; le temps et les saisons ont d’étranges vicissitudes, et qui peut dire que le soleil ne se lèvera plus jamais? »

« Monsieur, je vous écris pour vous faire savoir qu’au lieu de vous voir à dîner demain, je désire ne plus vous voir jamais, étant bien déterminé à n’avoir plus jamais avec vous aucun rapport d’aucune espèce. »

Le dîner en question n’avait probablement pas eu le temps de se refroidir qu’à la brouille avait succédé la réconciliation.


II.

Ce fut sans doute à Holcroft que Godwin dut d’être introduit dans le petit cercle d’hommes remarquables dont les doctrines de la révolution française avaient enflammé l’imagination et qui, poètes ou publicistes, rêvaient une nouvelle ère pour l’humanité. Les uns, comme Wordsworth, Coleridge et Southey, séduits par la poésie de la liberté, devaient un jour, reniant devant ses excès leur juvénile enthousiasme, éteindre dans un torysme tempéré les ardeurs d’un républicanisme d’importation étrangère : ils se contentaient alors d’une admiration platonique pour les principes de 89. Les autres, philosophes et gens d’action, comme Thomas Hardy, Horne Tooke, Tom Paine, allaient plus loin et auraient voulu les appliquer en Angleterre. Ils avaient formé, sous le nom de Corresponding society, une société qui professait assez de sympathie à l’endroit de la France pour que le gouvernement de Pitt s’en fût ému. Tom Paine avait en 1791 publié son célèbre pamphlet des Droits de l’homme comme réponse au livre de Burke sur la révolution française, et bientôt la peur des idées révolutionnaires, dépassant toutes les bornes de la raison, avait envahi l’Angleterre et l’Ecosse. Pitt lui-même avait conçu des inquiétudes. Il voyait aux portes le danger racial et disait à sa nièce qui lui citait les Droits de l’homme :