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deux montrèrent beaucoup de talent; tous deux finirent par se fâcher, en sorte que M. Thiers eut l’avantage sur l’un et sur l’autre en se servant de leurs argumens, suivant son habitude, pour défendre sa propre opinion. Il fut parfois très éloquent, surtout en démontrant les effets d’une dévastation militaire dans l’Afrique septentrionale. »

C’était, on en conviendra, un homme sagace que cet étranger qui traversait tous les salons de Paris et qui, sur quelques heures de conversation, jugeait ses interlocuteurs avec tant d’impartialité. Il est clair que les incidens de notre politique l’amusaient plus qu’il n’en veut convenir. Au reste, les circonstances le servaient à souhait, car à ce moment (février 1838) le ministère Molé était fort ébranlé. Un soir, comme la crise se déclarait, il veut se donner le spectacle des ambitions en présence. Il va donc d’abord au ministère des affaires étrangères. Les salons sont presque vides; à peine quelques députés s’y montrent-ils un instant. Cependant les ambassadeurs étrangers sont tous là, épiant avec curiosité les indices d’un changement ministériel. Le comte Molé est plus blême que d’habitude, rigide, embarrassé. Il cause longtemps avec Ticknor, qui ne se fait pas illusion sur les causes de cette bonne fortune inusitée. Notre voyageur est un neutre; les attentions que l’on a pour lui ne signifient rien, par conséquent ne compromettent pas la situation. De là il se rend chez M. Guizot, dont l’antichambre est encombrée à tel point que l’on pénètre avec peine dans le salon. Le baron de Barante se montre très animé. Il restera ambassadeur avec Molé; mais il préférerait Guizot et surtout de Broglie, et surtout il préférerait être lui-même au ministère, ce qui est dans l’ordre des choses possibles. Lamartine se remue aussi; on sait qu’il s’exagère l’importance de son rôle politique. Jaubert, Duchatel, tous les doctrinaires en un mot sont en pourparlers. Au milieu de ce monde qui se parle à l’oreille ou dans l’embrasure d’une fenêtre, le duc Decazes, autrefois premier ministre et favori d’un roi, ne reste pas inactif. M. Guizot lui-même conserve l’air digne qui lui est habituel; on ne devine le trouble qui l’agile qu’aux efforts qu’il fait pour avoir l’air plus impassible que d’habitude. L’hôtel de la place Saint-George n’est pas moins encombré, quoique les visiteurs y soient d’un autre parti. On y aperçoit Arago, le maréchal Maison, Odilon Barrot, tous plus gais, plus expansifs que les personnages rassemblés chez M. Guizot. M. Thiers parle à tout le monde, est content de tout le monde, même du comte de Montalembert et de quelques carlistes qui sont venus là on ne sait à quel propos. « Il se remue peut-être un peu plus qu’il ne convient à sa dignité, mais il connaît à merveille sa vocation et son entourage, et lorsque je partis entre minuit et une heure, il ne donnait aucun signe de fatigue. »