Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommes, les rend capables de combiner leurs efforts pour le plus haut degré de culture et de civilisation.

« Je fis observer, continue Ticknor en fédéraliste convaincu, que dans une république, bien que le gouvernement soit de moins de conséquence que dans une monarchie, les individus y ont un rôle plus important. Ils sont plus vraiment hommes, ils ont une intelligence plus active que dans une monarchie qui fait presque tout pour eux. Il écoutait avec attention, car il est toujours poli ; puis il répliqua : — Vous parlez de votre pays; moi, je parle du mien. La démocratie vous est naturelle. En Europe, c’est un mensonge, et je hais tout mensonge. Chez vous, c’est un tour de force perpétuel. Vous êtes souvent dans une position dangereuse; votre système s’use vite. — Une jeune constitution se guérit aisément des maladies qui en tueraient une plus vieille. — Oui, oui; vous deviendrez de plus en plus démocratiques. J’ignore comment cela finira ; mais vous ne vivrez pas vieux et tranquilles.

« Après avoir un peu parlé de l’Autriche, — notre vieille Autriche, comme il l’appelait toujours, — et loué le dernier empereur, il mit la conversation sur l’Europe et me répéta plusieurs fois cette phrase : L’état actuel de l’Europe me dégoûte. L’Angleterre marche vers une révolution. — Et sur un doute de ma part : — Non, monsieur, elle ne l’échappera pas. L’Angleterre n’a plus de grands hommes d’état. Malheur au pays qui ne produit plus d’hommes capables de diriger ses affaires. Quant à la France, elle a la révolution au dos; mais elle manque aussi d’hommes d’état. Louis-Philippe est le plus capable que l’on y ait vu depuis longtemps. De plus cette nation manque de stabilité. Il y aura vingt-sept ans le mois prochain que je dirige la politique de la monarchie autrichienne ; il y a eu pendant ce temps vingt-huit ministres des affaires étrangères en France. — Puis, après de longues dissertations sur la politique française, revenant à son idée première : — Il y a encore une autre raison pour que les démocraties ne me conviennent pas. Je ne me soucie nullement du passé, si ce n’est comme un enseignement pour l’avenir. C’est toujours avec le lendemain que mon esprit lutte. — Il prononça cette dernière phrase avec beaucoup de force, presque avec émotion. Il parlait bien, surtout à la fin, gesticulait souvent, mais il conservait toujours un air digne et un ton séduisant. La conversation dura une heure et demie. Plusieurs fois un domestique était venu le prévenir que le dîner était servi. Enfin il se leva. J’aperçus de nouveau la belle et riche bibliothèque, dont par parenthèse il n’avait pas été question, bien que l’invitation qui m’avait été faite n’eût pas d’autre motif apparent. Je traversai une série de salons, tous magnifiques, et trouvai dans la dernière pièce la princesse avec trois vieilles